« D’abord l’entendre, ce tableau interminable : léger claquement dans un silence froissé. Elle était assise entre les cuisses monumentales et toujours ouvertes du lit, elle est déléguée par la géante, elle est comme un pétale un instant échappé de la fleur carnivore matrice, enlever une femme à la machine fondamentale, ce n’est pas tous les jours. Fermez là ! Shut up ! C’est bien cela : notre courageux marin, à peine débarqué de son vaisseau ou de sa gondole, va réussir à en fermer une. La pomme, à gauche, nous situe le drame, la génèse elle-même, à l’envers. C’est sanglant, viscéral, tordu, chenille et papillon, la métamorphose et l’empoignade du fond des choses. Et en même temps lumineux, blanc-jaune sorti du rouge, vitesse calme… Où l’on voit que la clé intérieure est la résolution de la discordance d’accord, sol dièse, rapport dans le non-rapport. Sur la pointe des pieds, deux bras dans deux mondes différents, rapt, bout du doigt qui pousse… Ce tableau devrait s’appeler le Vrai où. D’ailleurs, à partir de maintenant, c’est son titre. Catastrophe et sécurité. Ça s’agite beaucoup, mais ce n’est rien. La blonde Sabine de la forêt est parvenue au but, on l’accouche, elle passe évanouie de l’autre côté, elle est prise, vous entendez la tige glisser. Quel est le mouvement suivant ? Le passage du mur du son. Dans un moment la chambre sera vide, le rideau de sang voilera le petit théâtre où on vous a montré tout ce qu’on pouvait vous montrer, la rapide opération marionnette. La curiosité n’a pas à aller plus loin. Dernier trait des illuminations : « La satisfaction irrépressible des amateurs supérieurs. » »
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La Guerre du goût – Philippe Sollers (Gallimard)
Les surprises de Fragonard – Philippe Sollers (Gallimard)
Fragonard amoureux – Musée du Luxembourg (Paris) (16 Septembre 2015 – 24 Janvier 2016)
17 septembre 2015 at 11 h 28 min
j’ai toujours été ‘sensible’ à Fragonard car du plus loin que je me souvienne, ce doit être le premier peintre connu de moi…..grâce aux assiettes peintes dans lesquelles je prenais mes desserts chez ma grand-mère….moment magique s’il en est
je ne comprends pas ‘tout’ du texte de Sollers…et une fois n’est pas coutume, je préfère m’en tenir à ce que mon imaginaire perso ‘dit’ de cette scène…….alors merci à toi, Evy de m’avoir replongée ds cet univers-là :-)
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17 septembre 2015 at 11 h 31 min
Mais c’est parfait malyloup, c’est essentiel de se fier à son imaginaire.
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17 septembre 2015 at 11 h 50 min
C’est ma grand-mère pour moi également (mais avec l’escarpolette)! Effectivement, le texte est difficile et Sollers m’emmène autre part que dans ce tableau, c’est curieux… :-)
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17 septembre 2015 at 11 h 53 min
Ah l’escarpolette, excellent aussi, ses heureux hasards.
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17 septembre 2015 at 14 h 46 min
toi toi
je suis contente de te suivre
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17 septembre 2015 at 14 h 53 min
Alors suis-moi, c’est par ici…
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17 septembre 2015 at 14 h 50 min
Au delà de l’histoire que ce tableau nous raconte en un plan, ce qui me séduit avant tout, ce sont les drapés, de la robe, du drap et de la tenture, ce froissé torrentiel qui illustre le bouillonnement des personnages. Quant au texte de Sollers, il a une acuité indéniable du regard, hélas brouillé par un fâcheux penchant à l’abscon selon moi…
Hâte de découvrir tes impressions après l’exposition !
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17 septembre 2015 at 14 h 55 min
Ah oui, Sollers a d’affreux penchants et pas qu’à l’abscons, me semble-t-il. Mais il m’est nécessaire.
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17 septembre 2015 at 15 h 06 min
Cela dit, ce n’est que mon impression sur un extrait. Le principal étant, et manifestement c’est le cas, qu’il soit nécessaire à des lecteurs.
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17 septembre 2015 at 19 h 43 min
Oui, il est souvent très limpide dans ce qu’il écrit. Là, il s’est laissé aller.
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17 septembre 2015 at 15 h 56 min
Une analyse du Verrou de Fragonard par Daniel Arasse :
« Le Verrou de Fragonard a été pour moi l’occasion d’une assez grande surprise. Le tableau est de dimensions moyennes. Sur la droite, le jeune homme enlace la jeune femme, et de la main droite pousse le verrou du bout du doigt, ce qui est assez irréaliste. La jeune femme serrée contre lui se pâme et le repousse. Toute la partie gauche du tableau est occupée par un lit dans un extraordinaire désordre : les oreillers épars, les draps défaits, le baldaquin qui pend. […] Il n’y a pas de sujet dans cette partie du tableau, juste des drapés, des plis, donc finalement de la peinture.
Et j’ai eu une surprise en observant les oreillers du lit. Leurs bords étaient anormalement dressés, comme des pointes vers le haut. En regardant dans la direction de ces pointes, j’ai vu que dans le baldaquin s’ouvrait légèrement un tissu rouge, avec une belle fente allant vers l’obscur. Ce baldaquin est d’ailleurs invraisemblable puisqu’il y a un verrou ridicule de chambre de bonne, et comment une chambre de bonne contiendrait-elle un tel baldaquin ? Ce repli noir dans le tissu rouge peut cependant avoir du sens par rapport à ce qui va se passer, d’autant plus que le drap de lit qui l’angle au premier plan jouxte la robe de la jeune femme et est fait du même tissu que cette robe. Si vous regardez bien cet angle, c’est un genou. Il apparaissait donc étrangement que ce rien était en fait l’objet du désir ;
il y a le genou, le sexe, les seins de la jeune femme, et le grand morceau de velours rouge qui pend sur la gauche et qui repose de façon tout-à-fait surréaliste sur une double boule très légère avec une grande tige de velours rouge qui monte. C’est une métaphore du sexe masculin, cela ne fait aucun doute.Dès lors que je le dis aussi grossièrement, le tableau se trouve évidemment dénaturé, car celui-ci ne dit rien. Justement, il n’y a rien. Mais on voit ou on ne voit pas. On a envie de voir ou pas. Et s’il est vrai qu’il n’y a rien, il y a quelque chose de proposé, et je crois que c’est exactement cela, la peinture.
Cette partie gauche du tableau de Fragonard, ce rien, est un détail qui prend tout de même la moitié de la toile et qui est lui-même composé d’une multiplicité de détails qu’on pourrait démultiplier à leur tour. […] Or ce n’est rien d’autre que de la peinture, du drapé, et l’on sait bien que le drapé est le comble de la peinture. Être confronté à l’innommable est aussi ce qui m’a passionné dans Le Verrou. Nommer le lit comme genou, sexe, sein, sexe masculin dressé, est scandaleux, car c’est précisément ce que ne fait pas le tableau. Il ne le dit pas, ne le montre même pas, à moi de le voir ou non.
Je suis donc confronté à l’innommable, non parce que la peinture est dans l’indicible, ce qui impliquerait une notion de supériorité, mais parce qu’elle travaille dans l’innommable, dans l’en deçà du verbal. Et pourtant, ça travaille la représentation, mais dès que je nomme, je perds cette qualité d’innommable de la peinture elle-même. »
Dans Histoires de peintures, Paris, Denoël, 2004.
C’est peut-être moins poétique que Sollers mais Arasse a le mérite d’être beaucoup plus abordable ;-))
J’attends avec impatience ta visite au musée du Luxembourg et ton article
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17 septembre 2015 at 19 h 41 min
Merci, Lucie, ton commentaire arassien est un très bon pendant au texte de Sollers. Je constate tout de même que Daniel Arasse oublie de voir la pomme sur la partie gauche. Elément qui en dit beaucoup (à moins que ce soit dans la partie coupée ?). Plus abordable, certes, mais moins drôle que le texte de Sollers. Merci encore.
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17 septembre 2015 at 23 h 30 min
Ça ne devait pas l’intéresser, la pomme n’était pas croquée ;-)) Il a fait un livre sur les détails en peinture donc cela n’a pas dû lui échapper.
Et le petit bouquet à droite ?
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18 septembre 2015 at 8 h 48 min
Je connais un peu les livres de Daniel Arasse, historien de l’art regretté qui apportait du voir à ce qu’on n’y voyait pas. Pour la pomme, elle est symbolique, nulle besoin alors qu’elle soit croquée. Ainsi dans Les époux Arnofini de Van Eyck, il y a l’époux, la femme très enceinte et des « pommes » qui peuvent signifier que le mari sera trompé ou que c’est déjà fait. Chacun y voit ce qu’il veut, c’était l’explication d’une conférencière du Louvre. Mais les peintres étant souvent de fieffés malins, les détails en disent souvent très long.
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