frago10915_92419h30, lundi – Musée du Luxembourg – pas de file d’attente pour entrer, mais Il y avait du monde devant les tableaux de l’exposition. Il fallait attendre son tour, banalité des expositions à succès. Mais bon, en faisant quelques allers-retours devant les tableaux dégagés, en allant un peu à contre-courant, on pouvait tout voir sans se monter dessus les uns les autres. Trois ou quatre groupes tout de même qui squattent les tableaux principaux. Patience.

Jean-Honoré Fragonard (1732-1806), qui eut pour maitres Boucher et Chardin, fut sans doute le peintre français le plus emblématique des décennies qui ont précédé la Révolution. Depuis la Régence (1715-1723) le libertinage triomphe parmi les élites en adoptant les formes et le vernis policé de la galanterie, pour mener en fait une quête hédoniste du plaisir charnel complètement découplé du sentiment amoureux. Fragonard est formé à cette école. Les sphères littéraires et artistiques sont profondément affectées par le « libertinage ». Les livres lascifs illustrés et les gravures licencieuses sont diffusés sous le manteau et connaissent un succès sans précédent. Les oeuvres sont l’objet de commandes très privées. Dans les années 1760-1770, Fragonard s’impose comme le ténor incontesté de cette veine.

Un mot sur son enfance, à Grasse. « Honoré est si curieux, il lui faut tout comprendre, tout démonter, tout refaire. C’est un observateur, un expérimentateur, un grand taiseux et un solitaire, il veut bien montrer ses découvertes mais pas qu’on lui en parle. Le contraire de celui qu’il nomme Frago – c’est à ce moment-là que l’usage se prend de le nommer Frago d’abord pour le différencier de l’Honoré. Frago, lui, est bavard, drôle, léger, petit et musclé, nerveux et agile, du vif-argent dit son aïeul, le diable au corps prédit l’oncle Pierre, pourfendeur de péchés. Magnifiquement doué pour le bonheur, conclut sa mère. » (Sophie Chauveau – Fragonard et l’invention du bonheur)

L’exposition : ce sont des peintures sur toile ou sur bois, bien sûr, mais aussi des dessins, l’air du temps, des livres de contes illustrés ouverts sous vitrines. Les cimaises expliquent un peu, l’essentiel, peut-être, de façon assez rigide. Normal. Et… tant mieux pour ceux qui aime, tant pis pour moi, à la librairie une odeur très forte d’extrait de rose… Fragonard, Grasse…  entêtant, passons. Mais revenons à l’expo qui se divisent en onze thématiques.

On peut prendre des photos donc je me suis pas gênée tant que je ne gênais pas les autres visiteurs, cela va de soi. N’est-ce pas. Des photos pour illustrer cet article, bien sûr, sinon je ne vois pas bien l’intérêt de prendre des photos de tableaux.

« Je le sens, Fragonard, je l’entends, je l’attends comme un double transparent dans sa parallèle…. […] Il est temps de faire de Fragonard un peintre profond. », ça, c’est Sollers, qui parle, et on l’arrêtera là pour cette fois.

En exergue du livre de Sophie Chauveau, est écrit : « La légèreté n’exclut pas la profondeur. » Voilà, vous avez (presque) toutes les clés en main pour entrer dans le vif de Frago. Ne manque plus que votre disponibilité.

fragocurieuses0915_928Ambiance générale des oeuvres : des scènes de genre, un portrait, des jupons polissons qui s’envolent, des chemises qui se soulèvent, des amants dans les armoires, du rose aux joues sur les visages des messieurs étourdis, des coquines qui savent ce qu’elles veulent, de la légèreté, des tissus froissés, des gestes qui s’envolent, des lits défaits, une végétation de rêve, etc.  De la couleur.

« un jaune vie qui va révolutionner d’un sourire l’art pictural » (Fragonard, l’invention du bonheur – Sophie Chauveau)

« Fragonard, c’est le conteur libre, l’amoroso galant, païen, badin, de malice gauloise, de génie presque italien, d’esprit français. » Edmond et Jules de Goncourt.

Commençons par un tout petit tableau, Les curieuses (peint du côté de 1775-1780). A l’embrasure de deux rideaux, deux jeunes filles jettent des pétales de roses vers le spectateur. Les deux effrontées rappellent les prostituées qui raccrochent les clients à la fenêtre. L’offrande de la rose est une métaphore traditionnelle et explicite de l’offre sexuelle. C’est un tableau (prêt du Louvre) qui m’a toujours attirée, sa modeste taille nous oblige à nous approcher et on devient nous-mêmes curieux des curieuses. Et comme je suis assez curieuse, j’ai souvent cru que ces jeunes filles me regardaient autant que je les regardais. « Hé toi » Qui ça, moi ? « oui, viens jouer avec nous »… bon, le reste est secret.

Par la fluidité du lavis ou la vigueur des coups de pinceau, qualifiés de « tartouillis » par ses détracteurs, Frago suggère la confusion paroxystique des émotions. Il déclarera « Je peindrais avec mon cul », et en effet, le peintre parvient à confondre l’enthousiasme de l’inspiration artistique et celui de la fusion fragoEscarpolette0915_932érotique.

On peut regretter, on le cherche, et oui, on regrette l’absence du tableau des Hasards heureux de l’escarpolette (1767) que la Wallace Collection, de Londres, refuse de prêter. On se console un peu avec une eau-forte (gravure) de Nicolas Launay qui reprend le tableau de Fragonard (à l’envers). La chaussure s’envole toujours, on imagine que le galant rougit toujours aussi en regardant sous les jupons de la belle qui se balance… poussez poussez l’escarpolette… la toile de Fragonard fut commandée par un homme de la cour (anonyme) qui souhaitait se représenter tandis que sa maitresse se balançant lui découvrait sa nudité sous sa robe. « Je désirerais… que vous peignissiez Madame (en me montrant sa maîtresse) sur une escarpolette… Vous me placerez, moi, de façon que je sois à portée de voir les jambes de cette belle enfant et mieux même si vous voulez égayer davantage votre tableau. » (dans le journal de Charles Collé, du 2 octobre 1767) Frago se détourne d’une carrière officielle pour se consacrer à une clientèle privée parfois libertine. Le tableau avait d’abord été commandé à un autre artiste qui avait refusé par soucis de respectabilité.

Vous pouvez voir le tableau ici.fragoResistance0915_930

L’heureux moment ou La résistance inutile (1770-1775) – Au creux d’un lit deux amants se rejoignent. Fait notable, la femme semble maîtresse du jeu, elle domine l’homme qu’elle parait prête à chevaucher (contrairement à ce que préconisaient les manuels médicaux de l’époque en matière de copulation).

Le succès de La Nouvelle Héloïse, de Rousseau (1761) scelle le triomphe d’une forme de sentimentalisme moraliste. Au libertinage s’oppose l’amour sincère et tendre. A la rencontre d’Antoine Watteau, inventeur des « fêtes galantes », Fragonard va renouveler le genre, au point de renouer avec son esprit unique combiné de distance amusée et d’érotisme suggéré. L’île d’amour, peint vers 1770 déploie devant nous un jardin irréel, espace d’un éros enchanté. Immédiatement, on sent l’influence de l’Embarquement pour Cythère (toujours au Louvre), une sublime invitation au voyage, d’Antoine Watteau (l’ile de Cythère représentant le symbole du plaisir amoureux. On y voit une statue d’Aphrodite, des cupidons qui rappellent Eros, dieu de l’amour. Les couples se préparent-ils à partir ou sont-ils déjà sur l’île ? Les deux versions sont possibles, on peut s’en raconter des histoires. Si si je vous assure : regardez les trois couples, et s’ils n’en étaient qu’un seul et unique à trois temps différents : 1, je compte fleurette et plus parce qu’affinité, 2, je nous relève, 3, puisqu’il faut partir, un dernier regard de la dame en arrière pour se projeter une dernière fois…. Oui ?

FragoCythere0915_934Les Liaisons dangereuses (1782) sonne le glas littéraire du libertinage. L’amour est moralisé et prône les valeurs de l’amour conjugal.. La mise en récit du Verrou apparaît à cet égard comme une magnifique réécriture de l’imaginaire érotique. D’abord conçue comme une scène de séduction libertine, commandée par un mécène, le marfragoverrou0915_937quis de Véri. Celui-ci  propose l’association du Verrou, tableau libre et rempli de passion, à une toile religieuse, l’Adoration des bergers, que Fragonard vient d’exécuter pour lui. L’irrespect religieux transparaît dans cette association qui met en regard offrande sacrée et consommation sexuelle.

Regardez ce tableau, Le verrou, le lit est corps de femme alangui. Les oreillers en forme sans équivoque de seins, le bout du lit, une cuisse, l’autre cuisse se confond avec celle de la femme dont le jupon se mélange dans le creux du lit. En fait, oui, tout est dans le lit, et lorsqu’on voit cela, on se dit que les personnages sont là juste pour suggérer une possibilité qui est déjà en train de se jouer.

Voir ici précédent article sur Le verrou (version Sollers)

Ma visite s’arrête là. L’exposition montre encore la passion héroïque et maintes allégories amoureuses. Chacun prend ce qu’il apprécie, c’est la loi de la légèreté profonde.

Et pourquoi pas terminer par quelques mots de Voltaire : « Le paradis terrestre est où je suis. »

Fragonard amoureux – Musée du Luxembourg (16 09 2015 au 24 01 2016) (Paris)

Pour rédiger cet article je me suis servie de l’édition Fragonard amoureux de Guillaume Faroult (Gallimard), de Fragonard, l’invention du bonheur, de Sophie Chauveau, du dépliant qui arrache les yeux tant c’est écrit petit de l’exposition Fragonard amoureux, galant et libertin et des Surprises de Fragonard, inclus dans La guerre du goût, de Philippe Sollers.

Seule la photo L’embarquement pour Cythère a été récupérée sur internet.