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La poupée – Hans Bellmer

« Comment veux-tu que je t’appelle quand l’intérieur de ta bouche cesse de ressembler à une parole, quand tes seins sont à genoux derrière tes doigts et quand tes pieds s’ouvrent ou cachent l’aisselle, ta belle figure en feu. Ton costume devrait donc faire coïncider avec tes seins l’image de tes fesses imprimées sur le tissu en trois couleurs, les jambes s’écarteront ainsi à droite et à gauche le long des manches rembourrées et les bas blancs long enrayée de rose encourageront tes doigts à être deux fois la bottine dont le talon serait le corset du pouce et dont la pointe rouge serait l’index. Les épaules ont le contour de tes hanches, sur le dos du costume, figure renversé ton devant nu, de façon que monte naturellement entre tes fesses la verticale qui dans l’image sépare les seins. Le pied droit se répète plusieurs fois dans ta chevelure mais en dimension arbitraire parce que ta chevelure noire couleur goudron aux reflets de vaseline est coiffée en torsade irrégulière ressemblant chacune à ton pied droit et se ressoudant en profondeur dans ta chevelure à certains endroits où se cache un regard… » Hans Bellmer – Petite anatomie de l’image, anatomie de l’amour – 1957

Une poupée acéphale et amputée à mi-jambe est adossée dans un théâtre simulé par une caisse en bois aux planches disjointes. Les articulations permettent à ce corps déstructuré à s’offrir dans tous les sens suivant les caprices rotatif du désir.

*

Je m’appelle Béatrice, c’est du moins le nom que S. m’a donné et qu’en souvenir de lui je garderai cousu en moi tant que ma mémoire nous sera fidèle. J’ai été une « love doll » et j’ai aimé ça. Je vais vous raconter l’histoire. Si vous êtes un de ces Libérateurs qui pensent la vie par le bien et le mal, je vous en prie, lisez ce qui suit avec votre coeur en abandonnant toute idée reçue, peut-être alors pourrai-je encore croire à la liberté. Ceci est une bouteille lancée dans les égouts de la cité, et vous êtes mon ultime espoir.PoupéeBell0216

J’ai rencontré S. lors d’une exposition sur Sade. Je stationnais devant une photo d’une des poupées de Hans Bellmer, outrepassant inconsciemment le temps imparti devant chaque oeuvre par gros temps de foule, j’essayais de coordonner mes pensées devant cette chose articulée qui semblait se blottir dans sa boîte en bois. J’hésitais entre y voir une sorte de Vénus de Milo sans piédestal et sans tête, et le produit d’un horrible fait divers dont se régalent les journaux à sensations titrant « le tronc d’une femme retrouvé dans une valise ». D’ailleurs les photos de ce fait divers étaient exhibées en face de l’oeuvre de Bellmer. D’un côté, j’éprouvais une sorte d’extase, de l’autre j’avais la nausée qui me serrait la gorge pour le peu que j’avais aperçu.  Sous cette photo de la poupée dans la boite était mise en exergue une citation de Sade «Ce n’est pas dans la jouissance que consiste le bonheur, c’est dans le désir, c’est à briser les freins qu’on oppose à ce désir. » Laissant la phrase fermenter dans mon esprit, je replongeais mon regard dans la photographie. Ce mouvement déstabilisa suffisamment ma concentration pour sentir qu’un corps dégageant de la chaleur se trouvait à mes côtés et qu’il devait y être depuis un certain temps. Je fis un geste pour lui laisser la place, mais la voix de l’homme m’arrêta  : « Vous aimez les poupées, dirait-on » Je lui répondais spontanément que je n’avais jamais joué à la poupée. « C’est peut-être un tort » ajouta-t-il. Pour couper court à ce propos que je refusais d’approfondir, je lui demandais quel rapport il pouvait y avoir entre cette photo d’art et celles des archives de la police criminelle. « La contrainte… le désir d’un côté, l’abjection de l’autre… c’est une question de point de vue, de projection de soi sur l’objet… Mais vous, qu’y voyez-vous ? » Je lui expliquai que j’avais eu un coup de foudre pour les poupées de Bellmer lors d’une autre exposition quelques années auparavant dans un autre musée de la ville. Elles me fascinaient et depuis je regardais les poupées d’un autre oeil, ou plutôt depuis je les regardais tout simplement. J’ajoutai que je ne m’attendais pas à voir tant de Bellmer à cette exposition sur Sade. « Vous lisez Sade ? » me demanda-t-il. Non, je ne lisais pas Sade et je n’avais pas envie de glisser sur le terrain du divin marquis avec un inconnu. Nous avons bougé ensemble et terminé la suite de l’exposition de façon agréable entre étonnement, ravissement et bonne humeur. Et même si les murs étaient noircis de citations de Sade, il n’y fit plus allusion. Il me paraissait porteur d’une érudition sans prétention, mais c’est surtout son côté atypique et drôle qui me séduisait, je me sentais bien en sa compagnie.  C’est tout naturellement que nous sommes allés prendre un verre ensuite, en continuant sur le même ton enjoué et complice que nous avions eu d’emblée.  Après le verre, il m’invitait à dîner deux jours plus tard. Je crois que j’acceptais sans hésitation de tendre ma bouche vers l’hameçon que me présentait gracieusement cet homme dont les paroles étaient plaisamment enivrantes. Je me laissais porter par le plaisir de le revoir passant sous silence toutes réserves en mon for intérieur. Nous parlions beaucoup de tout ce que nous aimions, et puis nous avions de plus en plus de silences en commun, des petites épiphanies qui comportaient plus encore que nos échanges de paroles. C’est qu’il forait profond l’animal, il faisait germer en moi toute une flore qui m’était inconnue. J’avais l’impression de fleurir à vue d’oeil, de m’embellir dans son regard, de devenir ma propre terra incognita. Il s’était mis à me tutoyer, je continuais à le vouvoyer, cela me paraissait naturel. Nous mangions, nous buvions, nous parlions, nous nous regardions, nous nous approchions. Mais rien d’autre, et ce rien d’autre m’était comme un puits sans fond dans lequel je me sentais tomber chaque fois que nous nous quittions. Quand je dis rien d’autre, il semblait prendre un plaisir savoureux à jouer avec mes mains, en articuler les doigts, les porter à sa bouche pour les embrasser, tout comme il déposait un baiser dans mon cou avant de me quitter. Une nuit, enhardie par le mélange d’alcool et de désir, n’y tenant plus et voyant le vertige s’annoncer devant le puits ouvert de notre séparation,  je plaquais maladroitement ma bouche sur la sienne. Je venais de jeter une pierre dans l’abîme pour en appréhender la profondeur. Il n’eut aucun mouvement de recul ni ne répondit à mon baiser, il se contenta de dire :  » Je vais te donner un baiser, ensuite tu décideras si tu acceptes de passer le week-end avec moi. Si ce que je te demande alors te convient, nous pourrons construire quelque chose de beau, dans le cas contraire, notre histoire s’arrêtera là. » Je sentais la pierre remonter le long de mon corps et cogner contre mon coeur qui s’agitait à ne pas vouloir l’expulser. Le ton était sérieux pour que je ne le prenne pas à la légère. J’hésitais entre le ravissement et la crainte, convenant que si piège il y avait, il était tendu depuis longtemps et que je m’étais moi-même glissée dedans. Je refermais définitivement le puits aux hésitations, ignorant si j’étais en train de tomber dedans ou si je m’envolais dans un extérieur que je ne connaissais pas. Comment aurais-je pu refuser de l’accompagner ? Ne plus le revoir me paraissait une épreuve à laquelle je ne pouvais imaginer être confrontée. Quand il se pencha vers moi et qu’il écarta doucement mes lèvres pour y glisser sa langue douce et volontaire, la crainte s’envola, il n’y avait plus que le ravissement. Deux jours plus tard, je le suivais…

… à suivre ?