« L’art est comme la prière, une main tendue dans l’obscurité, qui veut saisir une part de grâce pour se muer en une main qui donne. » Franz Kafka
C’était hier soir (10 mars) au Centre Pompidou, une rencontre avec Anselm Kiefer. Je suis arrivée à 18h15 et la file d’attente était déjà bien conséquente. La rencontre avait lieu à 19h dans la grande salle du sous-sol (la dernière photo vous donne une idée de la salle). La surprise (bonne et même très bonne parce que j’aime les écrits accessibles de cet homme érudit) fut que l’un des intervenants était Marc Alain Ouaknin (Lire aux éclats, C’est pour ça qu’on aime les libellules, Bibliothérapie). Nous avions donc deux érudits sur scène, l’un catholique, l’autre juif, cela a son importance. Je dois dire que la présence du troisième homme, le médiateur, a été très vite oubliée. Celui-ci a fait une longue (et assommante) présentation de l’artiste. En avions-nous besoin ? A voir les têtes de MM Kiefer et Ouaknin, cela présageait d’une heure trente d’extrême sériosité. Il faut dire que l’oeuvre d’Anselm Kiefer est assez hermétique et que j’étais loin, très loin d’imaginer ce que j’allais entendre, vivre et ressentir pendant cette conversation.
Je crois que je n’ai pas autant ri à une conférence depuis que j’ai été écouter André Brahic nous parler du système solaire en 2000 dans le cadre de l’Université de tous les savoirs, en l’école des Arts et Métiers, conférence que vous pouvez retrouver ici mais qui n’a rien à voir avec le sujet d’aujourd’hui.
Nous avons donc en face de nous deux bonhommes passionnés et passionnants, qui savent jouer de leur passion.
Anselm Kiefer se voit comme un mauvais peintre dont il manque la légèreté dans la création artistique. C’est vrai qu’on ne peut pas dire qu’il fasse dans le léger. Et le débat s’annonçait lui aussi loin d’être léger « Il est très difficile de parler de l’oeuvre d’Anselm Kiefer, tellement riche qu’on peut l’interpréter infiniment », mais voilà M. A. Ouaknin qui nous livre une longue citation d’Henry Bauchau (dont je ne conseillerai jamais assez la lecture – d’Antigone à L’enfant bleu en passant par… tous ses romans). Là, déjà, je m’installe dans les mots, et tant mieux, parce que les mots, il allait en être question tout au long de ce débat.
Du passé lourd de l’Allemagne à la philosophie menant tout naturellement à la cosmologie, à la Kabbale, aux mythes, Kiefer fouille dans les livres, dans l’histoire. Le livre qui étend toujours plus loin la connaissance en optant pour le questionnement permanent, l’ouverture sans frontière. Et ce questionnement de ces deux hommes a créé devant nous une sorte de maelström de savoir dans lequel le public pouvait s’engouffrer avec ivresse par la porte de l’humour. Je comprenais tout et tout m’échappait dans la minute qui suivait, mais j’en garderai quelques séquelles précieuses. Il fut question de plasticité psychique, de perspectives, de frontières (que Kiefer déteste), et d’écriture, puisque celle-ci est partout présente dans l’oeuvre d’Anselm Kiefer. Ouaknin lui parle des mots qu’il place dans ses tableaux, dans les sillons de la terre, la terre avale les mots… et Kiefer de rétorquer que les lettres vont se mélanger sous la terre et il en ressortira d’autres mots à la prochaine récolte. L’histoire du Golem, évidemment est évoquée. Et moi, ça me donne des frissons d’entendre et de percevoir en moi leurs mots labourer mon pauvre savoir et y faire naitre une infinité de perspectives. Ouaknin explique à Kiefer la signification de ce qu’il fait dans ses tableaux, à partir de là, les voilà partis tous les deux dans une sorte de ping pong à bâtons rompus. Le peintre avoue doucement à l’autre : « Il ne faut pas trop parler de la Kabbale, (étonnement de Ouaknin), tu es tellement érudit que tu m’éclipses. » Ce à quoi Ouaknin répond : « Chez vous (Kiefer tutoie, Ouaknin vouvoie), il y a une Kabbale murmurée. » oooooh, nous filons dans la traduction du mot « murmuré » et dans ses interprétations. Très vite l’un commence une phrase que l’autre termine. C’est excellent !
De l’interprétation. Voilà, le mot qui nous fait entrer dans le monde de l’anagramme. Kiefer met des anges et des serpents dans ses tableaux (comme dans Seraphim où on voit l’échelle de Jacob), le mot seraphim est le même en hébreu pour ange et serpent (de là vient une conversation sur un boa, le petit prince, la phobie des serpents, le beau A dessiné à l’école, un retour à la lettre donc au mot). Seraphim, donc, dont on intervertit les lettres (ah ces anagrammes jubilatoires !) et qui devient Sepharim qui signifie Livre… la boucle n’arrête pas de se boucler. Et l’oeuvre de Kiefer est pleine de ces anagrammes. Replongez-vous dans ses tableaux, dans leurs sillons, dans les labours de la pensée… la votre en retour, n’oubliez pas que les oeuvres de Kiefer vous regardent autant que vous les regardez… Ouaknin à Kiefer : « Le murmure de la Kabbale, la langue que vous coupez en morceau. »
Nous arrivons à la poésie, principalement celle de Paul Celan, Ouaknin propose à l’artiste un poème de Celan « oh, c’est bien que tu proposes celui-là, je n’ai jamais compris, tu vas m’expliquer »… Les deux hommes sont partis dans le jeu de leur passion et ne semblent absolument pas être conscients du temps qui passe. Pourtant il passe et le troisième homme sort de sa réserve et leur dit brusquement qu’il faut finir et passer aux questions. … Un homme demande ce que signifie les lettres en haut d’une toile qui nous a été montrée au début de la rencontre. On retrouve l’image dans l’ordinateur. Kiefer ne comprend pas, il s’approche pour mieux voir, et s’exclame interloqué : « Mais ce n’est pas de moi ces lettres » Il regarde encore… « Non, ce n’est pas de moi », il éclate de rire et dit « C’est le Pompidou qui a ajouté, ça ! Ce n’est pas moi ! » Sur ce mystère enjoué, je me lève, il est déjà tard, je dois malheureusement m’éclipser pour regagner ma banlieue qui craint un peu le soir. En arrivant en haut des marches, je jette un dernier regard à la salle, allez, je ressors mon appareil photo pour une dernière… dans le RER, je repense avec bonheur à tout ce que je viens d’entendre, de voir… monsieur Kiefer, je vous aime toujours autant.
« Etre libre, c’est garder une interrogation devant le monde et être capable de voir en lui, à chaque fois, l’aube qui recommence. « Marc-Alain Ouaknin, C’est pour cela qu’on aime les libellules ((points essai).
Vous pouvez retrouvez les articles de ce blog concernant la rétrospective Anselm Kiefer au Centre Pompidou et à la BNF (les deux dernières étaient terminées, vous avez jusqu’au 15 avril pour visiter la première :
Anselm Kiefer, une rétrospective – Centre Pompidou (novembre 2015)
Anselm Kiefer – plomb et images en déroulés (Centre Pompidou – novembre 2015)
Anselm Kiefer – L’alchimie du livre (BNF – novembre 2015)
Je vous rappelle que vous trouverez la liste de tous mes articles concernant les expositions que j’ai vues sur la page Les expositions au fil des mois
11 mars 2016 at 10 h 33 min
Merci pour ce compte rendu… Superbe le tableau, mais je ne sais pas pourquoi je vois une colonne vertébrale là ou il y a une échelle…
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11 mars 2016 at 10 h 52 min
Ah mais c’est intéressant ça, vu qu’il y a les ailes des anges de chaque côté de l’échelle/colonne vertébrale.
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11 mars 2016 at 10 h 58 min
Au teste de rorschach, j’ai fonctionné à l’envers :-(
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11 mars 2016 at 11 h 04 min
Il y a un endroit ? C’est la parenthèse qui est dans le mauvais sens, là, non ? C’est quoi cet air pas content ? Bon, je suis sur ton blog, là… et j’ai vu… j’ai même cliqué pour être sûr que le bocal c’était moi. Rhalala, je me suis dit…. à suivre…
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11 mars 2016 at 11 h 08 min
Voilà :-) :-) :-)
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11 mars 2016 at 11 h 10 min
mieux c’est là
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11 mars 2016 at 10 h 58 min
la façon dont tu parles de ces deux érudits me fait penser à des enfants qui jouenet et dansent sur le smogs et les concepts; ils n’ont rien d’intellectuels , ils brodent de leurs doigts agiles, ils composent et de la réalité recréent un autre monde plein de sens et d’affectivité. le langage des oiseaux à nouveau???
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11 mars 2016 at 11 h 06 min
Ils étaient bien meilleurs que moi à tous ces jeux-là.
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11 mars 2016 at 11 h 05 min
Merci pour cette rencontre, ‘vy.
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11 mars 2016 at 11 h 06 min
Ah… je te l’avais promis… presque…
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11 mars 2016 at 11 h 21 min
Voilà ! C’est bien écrit, bien relaté, bien documenté ! J’en bave ! Voir Kiefer, le pied. Mais une bête question, il parle français ? Parce ce qu’il est allemand, n’est-ce pas, mais il vit en France et donc… Je ne connais pas l’autre monsieur et je vais un peu aller voir de quoi il retourne. En tout état de cause comme déjà dit, comme vous, je suis contaminée par ce peintre majuscule. Merci ‘Vy.
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11 mars 2016 at 11 h 27 min
Il parle tout à fait bien le français (avec un délicieux accent, je suis fan des accents). Quand il lui manque un mot, il le donne en allemand et en anglais pour qu’on le lui traduise. Merci Anne.
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11 mars 2016 at 11 h 31 min
A lire et à relire, bel exposé de passions, d’esprits ludiques qui ouvre des perspectives. Tu nous y fait pleinement participer, moi qui ne suis pas fan de ce genre de conférence (à tort). Merci.
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11 mars 2016 at 11 h 43 min
Merci Francis. Je crois qu’il faut vraiment apprécier la personne qu’on va entendre. Ils ne sont pas légion ceux pour qui je me déplace. Et puis que ce soit à Beaubourg, un peu mon port d’attache à Paris, ça aide. (par contre, je ne me déplace jamais quand il s’agit d’une séance de dédicace, les signatures ne m’intéressent absolument pas)
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11 mars 2016 at 11 h 47 min
Tu le relates vraiment très bien ! Je devrais faire l’effort d’aller à certaines, mais bon, chacun ses paresses, et puis ça me permet de le découvrir grâce à toi.
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11 mars 2016 at 13 h 17 min
J’avoue que j’étais un peu perplexe devant l’expo de la rétrospective, beaucoup de choses m’échappaient trop… j’ai beau lire des livres, regarder le dvd sur son ancien atelier où on apprend plein de choses, mais le voir bouger, entendre sa voix, l’entendre rire, le sentir, voir sa spontanéité… j’ai l’impression de mieux entrer dans son oeuvre. C’est important pour moi.
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11 mars 2016 at 11 h 59 min
Ca devait être passionnant à suivre ! D’autant que l’oeuvre de Kiefer mérite qu’on s’y arrête pour tenter de la comprendre ! Merci pour ce compte rendu très vivant !
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11 mars 2016 at 13 h 19 min
Je m’y sentais bien, c’est vrai. Et puis, des choses s’éclaircissaient sur une oeuvre qui n’est pas toujours très accessible. Un gros plus.
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11 mars 2016 at 18 h 25 min
Merci de partager l’ivresse.
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11 mars 2016 at 18 h 32 min
Merci toujours de votre passage, Henriette.
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11 mars 2016 at 22 h 28 min
Mazette ! Quel numéro de charme ils paraissent avoir joué, ces deux là !
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12 mars 2016 at 7 h 24 min
Héhé, c’est un peu ça, oui.
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12 mars 2016 at 1 h 57 min
« …Le livre qui étend toujours plus loin la connaissance en optant pour le questionnement permanent, l’ouverture sans frontière. Et ce questionnement de ces deux hommes a créé devant nous une sorte de maelström de savoir dans lequel le public pouvait s’engouffrer avec ivresse par la porte de l’humour. Je comprenais tout et tout m’échappait dans la minute qui suivait, mais j’en garderai quelques séquelles précieuses… »…
« Et moi, ça me donne des frissons d’entendre et de percevoir en moi leurs mots labourer mon pauvre savoir et y faire naitre une infinité de perspectives. »
J’aurais voulu y être. Et avec toi, encore plus sans doute. On aurait ri, n’est-ce pas qu’on aurait ri.
Merci ‘vy pour cette intelligence que tu nous offres, ce regard si vivant, si près de ce que j’aime, de ce que je sens. Moi aussi, je t’aime toujours autant.
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12 mars 2016 at 7 h 23 min
Ç’aurait été bien que tu sois là, j’avais une grogneuse d’un côté de moi, elle buvait les paroles des deux bonshommes (et faisait de jolis dessins) mais elle grognait lorsque le troisième lisait ou émettait un son, quand il y a eu un problème technique, etc. Et puis pour les questions du public… elle grognait encore… c’était assez drôle de l’entendre râler (j’ai bien essayé de la faire rire, nous avons même échangé un sourire) mais j’aurais largement préféré que ce fut toi qui soit à côté de moi, et puis partager un rire avec quelqu’un qu’on aime c’est mieux que de le vivre seule entouré d’inconnus. Oui, on aurait beaucoup ri (faut que je corrige mon ri(t), moi, merci Caroline) et c’en aurait été meilleure cette conférence, une autre dimension encore, mais ensuite j’aurais écrit sur toi un peu aussi, forcément.
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12 mars 2016 at 10 h 31 min
Merci pour cet article. J’ai encore quelques semaines pour aller voir la rétrospective et beaucoup plus de temps pour lire Henry Bauchau.
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13 mars 2016 at 19 h 14 min
Tout le temps qu’il faut pour lire Bauchau, il le mérite et nous le méritons.
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12 mars 2016 at 23 h 03 min
moi tout *ça* me rend béate d’admiration, de plaisir car je n’y connais rien et *ça* m’éclate :-)
un grand merci, Evy, pour un petit bout de monde que je ne vois qu’à travers tes yeux ;-)
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13 mars 2016 at 19 h 21 min
Et il ne faut pas oublier surtout que c’est à travers mes yeux, mes oreilles et ma subjectivité :-)
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