Visiter l’exposition Inextricabilia à la Maison rouge avec Lucienne Peiry, ce fut un enchantement. Lucienne Peiry (qui dirigea durant 10 ans la collection d’art brut de Lausanne), commissaire de l’exposition, nous a guidés dans un monde intime, humain, fabuleux, avec un enthousiasme, une passion, une gentillesse et une sensibilité qui ont dépassé bien des attentes. Elle fut chaleureusement applaudie pour sa générosité dont la voix, le regard, les gestes étaient à l’égal de son savoir. Si nous n’avions été debout, elle aurait eu droit à une standing ovation.

Alors cette expo ? l’enchevêtrement de choses inextricables de la vie ? Fi des barrières du temps, des frontières, de la raison, ces noeuds nous rassemblent, nous lient, portent au coeur de l’objet les secrets et les maux des âmes, et nous protègent.

Qu’ils soient d’artistes contemporains comme Louise Bourgeois qui coud la douleur ou Annette Messager voilant ses voeux (photos de parties de corps humains), ou des peuples de contrées lointaines contrant les démons dans des amulettes, des poupées, ou encore chez des personnes internées dans des hôpitaux psychiatriques. La spiritualité unit ces oeuvres qui forcément nous parlent, nous ouvrent, nous traversent non sans laisser des traces qui n’en finissent pas de lier leurs propres noeuds en nous. Nous noterons les analogies dans la manière de lier, de ligoter, d’enchevêtrer les matières qu’il s’agisse de fils, de ficelles, de cheveux, de bandelettes de tissu…

 

 

Nous nous sommes arrêtés devant de nombreuses oeuvres d’art brut, et les explications de Lucienne Peiry nous invitaient à entrer dans la composition, dans le comment, le pourquoi et ces oeuvres prenaient soudain une importance formidable, ainsi  ce manteau de présentation, vêtement de survie réalisé en hôpital psychiatrique à Rio de Janeiro par Arthur Bispo do Rosario (le nom est important entre ces lignes puisque les malades perdaient jusqu’à leur nom dans l’internement), l’auteur a récupéré une couverture qu’il a brodée avec des fils de vêtements qu’il déstructurait, on imagine la patience, et quand on sait que l’intérieur est tout autant brodé avec des noms féminins, on prend conscience de l’objet somptueux qui se trouve devant nos yeux, il devait être porté par l’artiste pour se présenter dans l’autre monde. Je vous encourage à agrandir l’image.

Giuseppe Versino (Italie), lui, confectionnait des vêtements avec les serpillères et vieux chiffons qui lui servaient à nettoyer les sols de l’hôpital de Turin. Il les lavait, les effilochait et en faisait des vêtements très lourds (40 kilos) qu’il portait été comme hiver, se sentant protégé sous cette carapace. On appelle ça des parures apotropaïques, qui repoussent le mal.

Une autre artiste, une autre histoire, a particulièrement retenu mon attention. Il s’agit de Judith Scott (USA). Judith est née trisomique, sourde et muette, en même temps que sa soeur jumelle, Joyce, qui ne souffrait pas de handicap. Les deux petites ont vécu très unies au milieu d’une fratrie, inventant un langage bien à elles pour communiquer, mais à l’âge de sept ans Judith fut placée en institut très loin de sa famille qui perdra sa trace durant trente six ans. La vie passe et Joyce ne désespère pas de retrouver sa jumelle, elle finit par y arriver, et en obtient la tutelle. Judith alors invente une technique et crée des oeuvres dans lesquelles elle enferme des objets, les enveloppe de fils, de cordelettes pour les protéger intégralement. Elle réalise ainsi plus de deux cents sculptures qui subliment l’arrachement dont elle a été victime. La part émotionnelle de cette histoire nous est aussi transmise très fortement par Lucienne Peiry qui a rencontré plusieurs fois les deux soeurs.

Nombre de talismans, amulettes sont exposés dans cette exposition, des reliquaires, des broderies, des cheveux tressés noués, des assemblages, et puis les « poupées sombres » de Michel Nedjar : « la poupée c’est faire des noeuds avec le royaume des morts. Pour tisser, solidifier l’étoffe de notre EXISTENCE. » Ainsi il convoque le monde des disparus dans les camps de concentration. Ses poupées en chiffons sont trempées dans de la terre et du sang animal. Encore quelques objets parmi les nombreux présentés :

 

 

Les productions textiles réunies  dans cette exposition émanent de cultures et de croyances différentes. Elles sont assorties de profondes affinités spirituelles, déployant des vertus qui soignent le mal, le conjurent, le préviennent, le repoussent.

Lucienne Peiry s’est dite « passeuse » et nous avons reçu magnifiquement. Y retourner sans doute.

Je signale le très beau catalogue de l’exposition.

Inextricabilia, à la Maison rouge, jusqu’au 17 septembre (à voir en famille)

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Et pour ceux qui seront sur Paris le 12 septembre, le centre culturel suisse propose une lecture d’écrits d’art brut faisant écho à l’exposition Inextricabilia. Pour tous renseignements, c’est ici.