– Qu’on me donne un roman qui ne me tombe pas des mains. En ce moment, la fiction m’ennuie terrrriblement. Et pourtant, j’aimerais trouver un bon roman, renouer avec la littérature.
– Et puis, c’est l’été. La vadrouille. On selle sa monture et on enfourche les mots. Et au petit trot….
– Tu parles, c’est une affaire difficile, et il faut qu’elle le soit. L’usage n’est pas au farniente mais de s’armer d’une patience absolue pour traverser les premiers chapitres. Ils devront résister à mes assauts, ne pas décevoir, sous peine de me voir sauter d’un âne sur un autre.
– C’est la chaleur qui te fait bouillir la cervelle ?
– Je veux me battre, me faire cogner, rudoyer, griffer. Voilà ce que j’entends par lecture du roman. Régine Detambel a bien raison quand elle écrit dans son livre Les livres prennent soin de nous « … l’essentiel est tout de même d’être réveillé par un livre. » Et de citer Kafka : « On ne devrait lire que les livres qui nous mordent et nous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? […] un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous. »
– Dis donc, si je compte le nombre de romans que tu as lus cette année, ce n’est plus d’une hache dont tu as besoin mais d’un brise-glace. Parce qu’à part des polars…
– C’est le calme plat, mer létale, les vents se sont perdus, on n’y vit plus. C’est désespérant. Où sont donc passés ces livres qui s’enroulaient comme des lianes autour mon imagination, me collaient tellement aux basques que j’avais envie de leur écrire dessus. Ça suintait tout partout là-dedans, je me sentais limoneuse, ensemencée, y avait un monde qui papotait. Tu vois, je voudrais un bon bouquin qui me transperce de part en part, qui prenne le risque d’être jeté contre le mur, avant que je le reprenne parce que je ne peux pas m’en passer. En ce moment, ceux que j’ouvre ne sont qu’ennui et ligature d’esprit. Est-ce que ça vient de moi ? J’en veux un qui me creusera, avec lequel je lutterai jusqu’au bout, un livre qui me fasse croire qu’il a été écrit pour moi.
– Un combat comme celui de l’ange avec Jacob ? Un crochet du droit, une estafilade, suant sang et eau. Par Saint-Sulpice, c’est le combat du siècle.
– « un amoncellement de millions de chocs », dixit Thomas Bernhard parlant de ses livres. Tout à fait ça. Une blessure non divine mais bien humaine, que je porterai comme une aube fertile où pousseront les fleurs de l’abondance.
– Manigance. Prudence. Extravagance. Effervescence et divergence. « Caniculance »
– Mon sang mêlé à l’encre, les phrases labourant ma chair dominée par l’espoir de tenir jusqu’à cet autre point du jour où la vie perlera portant les reflets de terres inexplorées.
– L’indiana Jones de la page retrouvée. Avec tous les livres que tu achètes, tu n’as que l’embarras du choix. Tu peux faire une liste de lect…
– Sûrement pas de liste ! Je ne les respecte jamais. Ce que je voudrais c’est choisir trois romans et voir si l’un d’entre eux… par affinité, faire un bout de chemin… Je n’arrive pas à choisir.
– D’accord, laisse-moi faire : Thomas Pynchon, tu connais déjà, c’est du bon et ça chante dans les pages. Tu avais aimé Contre-jour. Voilà V. M’étonnerait qu’il te déçoive celui-là. Ensuite… non pas celui-ci, on le garde pour plus tard. Il y a quelques années que tu n’as pas lu Orhan Pamuk, tu dis toujours que tu vas y revenir, c’est le moment, tu n’as jamais ouvert Mon nom est Rouge. Et puis… et puis et puis… tiens, Sentinelles, de Cécile Wajsbrot, tu l’avais commencé, égaré sous d’autres livres.
– Il ne m’avait pas manqué.
– Il n’est pas gros, le sujet te va comme un gant. Recommence et termine-le. Tu as tes trois romans. Maintenant si tu veux des essais, garde ceux que tu as prévu de lire : Un été avec Baudelaire, d’Antoine Compagnon, Entre parenthèses, de ton cher Roberto Bolaño, et Gustave Flaubert, de Pierre-Marc de Biasi.
– Et on ajoute celui-là ! Du mariage considéré comme un des beaux-arts.
– Evidemment, Sollers !
– Non, Kristeva. Pour une fois que les deux sont réunis dans un même livre. Ah, et puis, celui-ci, Le dernier journal, d’Henri Bauchau, pour tout ce que le souvenir des livres de ce monsieur représente dans ma vie. Lui, c’est comme un ami qu’on visite…
Ça, c’est ma bibliothèque, la nuit.