L’îlot

Nouvelle très librement inspirée de la réalité.

Toute ressemblance avec des lieux ou des personnes existants ne saurait être une coïncidence.

*

c’est l’été, le soleil brille sur radio bluettte… nous offrons une petite chanson à tous les amoureux… Je te promets que si tu recommences avec cette histoire, tu vas le regretter. …pour toiii mon amour... un infâme manipulateur, voilà ce que tu es. Monstre tentaculaire ! …délicieuse furiiiie ma Liliiiith.. Et tu oses soupirer. …si joliiiieuh.. C’est ahurissant. Pauvre innocent refoulé. …tu assouviiis ma soif inépuisable… ce que tu exiges de nous, …je t’aimeuh d’infiniiii… et sans aucun scrupule …si fouuuu d’amouuuur… tu me fais haïr ce que je suis de rester à tes côtés. …généreuse impulsiiiive… D’ailleurs, tu veux que je te dise ? …oui oui oh ouiiii... Tu te méprends, personne n’est avec toi, tout ça c’est du pipeau …aucune autre que toaaaa…. du toc ! De l’invraisemblance qui va t’exploser à la …crshhh…. Quoi que tu fasses, tu crèveras seul ! …combles tous mes désiiiiiiirs… Quant à moi, lamentable escroc, moi qui ne suis qu’un fragment de ta déliquescence, …mon si tendre supplice… une indigence, tu m’as réduite à une nausée de ta morbidité. …ton souriiire accueillant.. Que suis-je donc devenue pour toi ? …ta voix si ravissssssante... Démon ! Il t’en faut encore et encore …dis-moi encore que tu m’aimeuh… Avec moi tu disais avoir atteint la perfection ...chuiinte… un simulacre de perfection, oui. …amore mio… Et bien ton simulacre, s’il pouvait …mon lovelito... il te ficherait son poing dans ta petite gueule de dégénéré. ...tes mains me liiisent… Et tous ceux là, …en caresses divines… je les jetterai au feu ou mieux je les balancerai à la mer pour que rien n’en réchappe, pas la moindre poussière, je diluerai ton poison bleu ...je suis ivre de toa que j’aimeuh tant… je les noierai tous ...m’envoûtent tes coups de fouuudre… Sinistre personnage …siicccrhhhhcre...

… Je restais bouche bée, le regard levé vers le plafond. J’étais sidérée par la violence anarchique de ce que je venais d’entendre. Ensuite, un calme absolu s’était imposé comme un tapis de cendre sur une scène de chaos et emplissait l’espace de son enveloppe ouatée. Ce chahut venait du haut de l’escalier qui mène chez mon voisin du dessus. Ce n’était guère son genre, lui d’habitude si taiseux, silencieux, à peine une porte qui grince, quelques pas dans l’escalier. Il paraissait toujours seul là-haut. Jamais rien entendu que la même démarche régulière et lente dans l’escalier, ponctuée par quelques grincements du vieux bois. Jamais même perçu le son de sa voix. Un ami m’avait dit qu’il devait être sourd, car il ne répondait pas aux salutations. On le disait ours, bourru, solitaire. Tout ce que je pouvais dire c’est qu’il ne m’avait jamais dérangée. Nous vivions tous deux dans un petit immeuble de quatre étages dont les premiers niveaux étaient inhabités. Souvent j’ai pensé que ce qu’on disait de lui, on le disait de moi qui ne me liais pas facilement, bien que je distribue allègrement les bonjour-bonsoir d’usage. J’en avais fait une sorte de lien secret entre nous.

Alors que penser de cette coléreuse logorrhée ? A cette heure du soir. Et ce tapage musical ? J’essayais de capter un mouvement venant du haut. On aurait dit un orage qui avait cessé comme il avait commencé. Un coup de tonnerre. J’ouvrais doucement ma porte, aucune lumière dans les parties communes, pas le moindre bruit. Je décidais que cet éclat qui avait attiré ma curiosité ne justifiait en rien que je m’emmêle dans cette histoire, ce n’était pas mon affaire. La nuit passa comme à l’accoutumé, au réveil en repensant au chahut de la veille, je supposais que l’homme avait mis la télé ou la radio un peu fort. Vers huit heures j’entendais les pas habituels, pesants, descendant les escaliers.

On aura compris que je n’étais pas beaucoup moins sauvage que lui, j’étais passée d’une grande maison isolée au creux des bois à ce petit studio, situé au coeur d’une cité de bord de mer dont les habitants s’avéraient pour la plupart être des oiseaux. Notre immeuble était une sorte d’îlot habité par deux Robinson qui s’ignoraient de bonne grâce. J’avais bien quelques amis, mais ils n’étaient pas du coin, et l’étroitesse de mon appartement m’empêchait désormais de recevoir plus d’une nuit ou deux, plus d’une personne à la fois. Autant dire que ce n’était pas propice à entretenir des relations qui s’effeuillaient. De mon côté, je ne bougeais guère, absorbée par autre chose que les voyages. Je me sentais bien dans cet appartement qui nous avait parfaitement accueillis mes livres et moi. Pour le reste, j’avais mes jambes et mon imagination, cela me suffisait pour l’instant.

*

Le train du quotidien a bifurqué un jour qu’il pleuvait tant et tant qu’on n’y voyait pas à deux mètres dans la rue. J’avais un urgent besoin de papier pour un nouveau projet que j’avais en tête. Devant le mur de pluie, je restais figée sans oser franchir la porte d’entrée de l’immeuble. J’allais remonter, lorsque j’entendis les pas lourds descendre les marches lentement.

Troisième étage, il passait devant chez moi. Ce n’était pourtant pas son heure. Deuxième étage… Qu’avait-il besoin de sortir par ce temps ? Premier… il n’y avait pas moyen d’y échapper, mon voisin apparaitrait bientôt, et le couloir d’entrée, long tube qui menait à la sortie, était si étroit que je craignais de devoir l’y croiser. Cela nous était déjà arrivé et je m’étais effacée en ressortant dans la rue. Sous cette pluie, ce n’était pas envisageable. Lorsqu’il apparut, toujours très impressionnée par sa gigantesque carrure amplifiée par la petitesse des lieux, ne trouvant rien de pire à dire, je m’exclamais :

– C’est pas un temps à mettre le nez dehors.

Il me regardait comme s’il voulait matérialiser la banquise sur mes paroles. Je déviais le courant froid en ajoutant quelques fétus de banalités sur les braises mort-nées de notre rencontre.

– Je voulais sortir acheter du papier… enfin, voilà, il pleut… beaucoup. Le mieux c’est de remonter.

Son regard non moins perçant se fripa comme s’il ne comprenait pas ce que je lui disais. J’allais envisager de poursuivre par quelques gestes significatifs pour lui signifier de me laisser passer, lorsque je vis ses lèvres se détendre.

– J’ai des cahiers chez moi. Ils sont comme neufs, si vous voulez m’en débarrasser, je vous en donne un.

Mon caractère crédule et spontané veut que je m’enthousiasme facilement et le fait qu’il m’adresse la parole me remplit d’une joie sincère.  J’acquiesçais sans réfléchir à sa proposition. Ce que je regrettais dans la foulée, mon transport euphorique recevant une grande claque de la part de ma parano compulsive. Chez lui ! Je ne voulais pas aller chez lui. Nous remontions déjà les marches à son rythme, mes pensées en alarme tourbillonnant autour de nous comme des mouches excitées dans un bocal fermé. Une peur irrationnelle gigotait dans mon abdomen et commençait à suinter à travers ma peau. Troisième étage, nous étions devant chez moi. Une raison, n’importe quelle raison aurait fait l’affaire pour ne pas aller plus haut et me réfugier dans mon terrier, mais seul résonnait mon coeur dans ma poitrine oppressée. L’escalade continuait, une marche, deux marches… je n’étais jamais montée si haut, même lorsque je le croyais absent, craignant que quelques pièges se referment sur ma curiosité. Nous y étions. Il mis sa clé dans la serrure, ouvrit la porte, se retourna vers moi, et grogna :

– Attendez-moi.

Je lui répondais d’un signe de tête qui se voulait détaché. Je reprenais mon souffle et un peu de contenance, soulagée qu’il ne me demande pas d’entrer. J’essayais toutefois de jeter un oeil dans l’appartement dont il avait repoussé la porte derrière lui, mais je ne percevais rien dans le filet de lumière qui barrait l’entrée. Il revint bientôt les épaules et les cheveux poussiéreux, un petit cahier sale à la main. Cela lui donnait un air de chat miteux qui m’amusa, lui toujours si invariablement correct dans son aspect physique. Où donc était-il allé fouiller ? Son logement sous les toits était plus petit que le mien, difficile d’y caser des coins à poussière. Il ne parla pas en me tendant le cahier mais il y mis une attention pleine de tendresse tout en essuyant la couverture du dos de la main. Je pris l’objet qui me parut un peu lourd pour un simple cahier d’une centaine de pages. S’il vit mon étonnement, il n’en tint pas compte. Il ajouta sans explication :

– La seule chose que je vous demande, c’est de ne pas l’ouvrir avant.

– Avant quoi ? lui demandai-je ?

Pour toute réponse, il mis du malheur dans son regard. Puis il se retourna, rentra chez lui, ferma la porte.

Je redescendais chez moi, le cahier tenu entre le pouce et l’index. Je le posais sur la table basse et m’asseyais en face sur le fauteuil. Les évènements qui venaient de se passer ricochaient dans mon crâne sans trouver de points d’attache pour se calmer. Il ne faisait pas de doute que les questions sans réponse nourriraient ma soirée, son injonction à ne pas ouvrir le cahier m’étonnait mais ne me déplaisait pas. Dans le fond, j’étais libre de l’ouvrir, mais j’appréciais le mystère qui entourait cette attente. Pour l’instant j’avais un seul désir, le toucher, le soupeser, malgré son contact un peu poisseux. Je le retournais, quelque chose parut rouler à l’intérieur, c’était un ressenti très subtil, à peine perceptible. Je le tenais par la tranche et le secouais légèrement. Rien ne tombait. Quelle histoire ! Le regard de l’homme palpitait encore dans mon souvenir. Etait-ce vraiment du malheur qui s’était inscrit sur son visage ? Etait-ce de la tendresse qui se dissimulait dans son geste quand il me tendait le cahier ? Mes impressions hâtives étaient souvent mises à mal au fil du temps. Il n’en resterait bientôt que le vestige d’une pensée.

Les jours passaient, j’avais rangé le cahier dans un tiroir vide et j’étais retournée à mes occupations. Le soleil jouait à faire le printemps et j’observais fréquemment les toits où les bébés goélands quémandaient à force de petits cris aiguës leur pitance à leurs parents très investis dans leur tâche. Malgré le charivari qui en résultait, je m’attelais sérieusement à mon projet. Je n’avais pas revu mon voisin, je savais qu’il était là, au-dessus de moi, et ça me rassurait de ne pas être seule dans notre îlot. Par delà la surface ondulante du plafond, j’essayais de l’imaginer chez lui. Que faisait-il de ses journées ? Est-ce qu’il entendait mes déplacements ? Je n’avais aucune idée de la dispersion des bruits d’un appartement à l’autre, mais ces vieilles bâtisses ne devaient pas être très insonorisées. En début de soirée, j’entendis frapper à ma porte. Je m’étonnais de n’avoir perçu aucun pas dans l’escalier. L’interphone n’avait pas sonné, ce ne pouvait être que lui, il venait s’enquérir du cahier, me permettre de l’ouvrir, ou autre chose. J’ouvrais largement la porte et…

… ne vis personne. Non seulement personne, mais rien. Plus rien, devrais-je dire. Devant moi, je ne distinguais plus qu’une obscurité si profonde que je m’y sentais happée comme on peut l’être au bord d’un précipice. Je m’agrippais fort au chambranle de la porte et tentais de trouver l’interrupteur, mais aucun bouton ne se présentait sous ma main. La panique et sa succession de pensées incohérentes m’envahirent aussitôt. J’étais en équilibre précaire devant un gouffre invisible et impossible. Je tendais l’oreille, il y avait un léger chuintement. Et puis cette odeur, ou plutôt une effluve très ténue et désagréable que je ne n’arrivais pas à définir. Je rentrai chez moi, refermai la porte. Je frissonnais et sentais au fond de ma gorge un arrière-goût saumâtre. Je restais immobile à écouter, humer, évitant d’avaler ma salive amère. Ces ténèbres étaient si denses, alors que même sans éclairage l’escalier était toujours plus ou moins visible, ne serait-ce qu’à la lueur de mon appartement. Ce que j’avais perçu ressemblait à l’absence de toute matière, un vide inexprimable. Que mes yeux n’aient rien vu, je l’admettais, mais que ma main n’ait rien touché, pas même le mur… Je me sentais engorgée d’incertitude. Je frictionnais vigoureusement mon corps engourdi jusqu’à ce que me revienne une sensation de normalité. Dans ces cas-là, on se dit que l’imagination nous a fait péter un câble. Et pour éviter toute convulsion du système voué aux délires hystériques, l’urgence est de réparer dans la seconde. Je pris une large respiration, et dans un geste pulsionnel, j’ouvrais violemment la porte en m’écartant. Il n’y avait que l’ombre de l’escalier dont les marches s’enfonçaient dans une nuit naturelle. Cependant, j’entendais toujours le chuintement. Il venait de l’étage du dessus. Je me penchai un peu mais de l’endroit où j’étais je ne pouvais rien voir. Je montais quelques marches.

– … srrr schrr,… laisse-nous revenir… partir… tu sais à quoi tu l’exposes…chchchs… ouvres-en un autre et n’oublie pas de m’écrire… srrrch… Ne me force pas à retourner chez elle, je la tuerai… schrr…

Et puis le silence, ce silence que je reconnaissais pour l’avoir éprouvé après les vociférations quelques jours auparavant. Le relâchement d’une tension. Pas même une respiration. Si quelqu’un était là-haut devant la porte, il ne dégageait aucun souffle de vie, aucune odeur, aucun signe de présence. Je me réfugiais chez moi, refermais la porte et ouvrais le tiroir où j’avais enfermé le cahier. Je le pris avec précaution afin d’éviter de trop le toucher tant était désagréable le contact de sa peau avec la mienne. Je savais que je pouvais l’ouvrir à présent, c’était comme une évidence, presque une exigence qui m’intimait de regarder à l’intérieur. Toutefois, je n’en faisais rien, j’avais l’impression que si je l’ouvrais, j’entrais dans un jeu dont je devenais un pion qui ne maitriserait plus ses déplacements. Le mieux, pensai-je, c’était de refermer toute cette histoire et si possible de l’oublier.

Le restant de la journée se déroulait sans désordre autre que la cacophonie des oiseaux de mer indifférents à ce qui se passait chez les hommes. Ce fut le soir le plus difficile, l’endormissement, j’avais du mal à trouver le sommeil, mais il finit par avoir raison de mes inquiétudes. Je me réveillais de bonne heure, pleine d’énergie et décidée à ne pas me laisser démonter le moral par quelques divagations.

Sur le coup de dix heures on frappa à ma porte. Je m’approchais lentement sans faire de bruit, quand les coups résonnèrent de nouveau.

– C’est le facteur. J’ai un recommandé pour vous.

Le facteur… je regardai dans le judas… une silhouette se découpait sur le palier éclairé. J’ouvris.

– Bonjour. J’ai un recommandé pour monsieur Sant.

Je lui répondis que monsieur Sant habitait l’étage du dessus.

– Il ne répond pas. Vous pouvez le lui prendre ? Je suis déjà passé plusieurs fois. Je ne peux pas laisser un avis de passage, il ne vient jamais chercher ses recommandés au bureau.

– Non, je ne peux pas. Je le croise très rarement et…

– …C’est embêtant. Vous n’êtes que deux dans l’immeuble. Vous pourriez vous rendre service.

– Et si je ne le vois pas, j’en fais quoi du recommandé ?

Il insistait.

– Vous signez et je le glisse sous sa porte.

– C’est légal, ça ?

– Entre nous, je connais le zigoto qui habite au-dessus et la légalité et lui, enfin… disons que la légalité n’est pas la même pour tout le monde. Il faut composer avec les diverses situations.

– Ah, dites donc vous avez une drôle de conception… Après tout, donnez, je vais signer, mais vous allez le glisser sous sa porte, on est d’accord.

Tout en signant de manière illisible, je lui demandais s’il y avait longtemps que le reste de l’immeuble était inhabité ?

– Je n’y ai jamais vu personne d’autre que le bonhomme du haut. Je crois que les autres appartements sont insalubres. C’est même étonnant que vous puissiez y loger, mon frère vit à deux rues d’ici, il dit que cet immeuble est pourri. Certains prétendent même qu’il est hanté.

– Vous y croyez ?

– Non, pour moi, c’est un immeuble comme un autre. Je n’y ai jamais été poursuivi par un revenant. C’est une façon de parler parce que le type du dessus est bizarre et y vit seul. A part vous, maintenant… mais rien ne me prouve que vous-même n’êtes pas un fantôme. Ah ah ! Vous savez, on s’ennuie un peu l’hiver par ici, on parle, on s’invente des histoires. Faut pas vous en faire. Tout est réglo. Au fait, c’est quoi votre nom ? Je ne me souviens pas avoir déjà eu du courrier pour vous.

– Jocas. Héloïse Jocas.

– Vous avez bien fait votre changement d’adresse ?

Je lui assurais que c’était fait.

– Alors, c’est que vous n’avez pas beaucoup d’ennemis, ah ah ah. Allez, bonne journée m’dame.

Je refermais la porte. Au bout de quelques instants, j’entendais le facteur redescendre. J’allais me faire un café. Ensuite, je sortirais, j’avais besoin de me plonger dans la vie de la cité. Voir du monde, sentir le vent, marcher.

Au moment de sortir, je trouvais la lettre recommandée que le facteur avait finalement glissée sous ma porte. J’étais furieuse, il s’était bien fichu de moi. Je la porterais donc moi-même. Je montais l’escalier d’un pas décidé, et toquais à la porte de monsieur Sant. Il ne répondait pas. Je me baissais pour glisser la lettre sous la porte. Pas moyen de la faire passer, quelque chose bloquait la fente de l’autre côté sur toute la longueur. J’essayais de forcer un peu jusqu’à froisser la lettre, j’allais la laisser là, sur le sol, quand je pensai la mettre dans la boîte aux lettres. Je redescendais vivement faisant grincer toutes les marches lorsque j’entendis un pas monter à ma rencontre. Son pas, cela ne faisait aucun doute. Nous avancions l’un vers l’autre. Il n’y avait plus que quelques marches entre nous. Il regardait le sol et montait machinalement, il ne semblait pas s’être aperçu de ma présence. J’attirais son attention.

– Bonjour.

L’homme leva la tête et me toisa rapidement de son regard sombre, puis baissa les yeux et recommença son ascension, me forçant à me coller contre le mur. Je lui tendis la lettre, précisant que le facteur me l’avait remise pour lui. Il marqua un temps d’arrêt et regarda à peine le courrier, sans le prendre.

– Elle n’est pas pour moi.

Il leva les bras d’un air détaché et repartit.

– Mais…

– Ouvrez-la si vous voulez, marmonna-t-il.

– Ah, je peux l’ouvrir ? Le cahier que vous me donnez pour écrire, il ne faut pas, mais votre lettre, oui ? Dites, j’essaie de vous rendre service…

– Je ne vous ai rien demandé.

– Je vais la mettre dans votre boîte aux lettres et vous en ferez ce que bon vous semble.

– Bien.

– Bonne journée à vous aussi.

Il se retourna.

– Le cahier. Vous ne l’avez pas ouvert ?

– Pourquoi je l’aurais ouvert ?

– Même après ce qui s’est passé ?

– Il s’est passé quelque chose ? Ah oui, le facteur, la lettre… j’allais oublier.

– Vous savez à quoi je fais allusion.

– Non, je ne sais rien. Les allusions je ne connais pas. Je vis dans le concret. Si nous devons rester au bord des allusions, vous pouvez reprendre votre cahier, vous d’un côté et moi de l’autre.

– Et bien rendez-le moi. Mais ça ne changera pas ce qui a eu lieu. Je suis désolé.

– Ah, je déteste qu’on dise qu’on est désolé. C’est de l’excuse bidon. De la déculpabilisation à deux sous.

– D’accord. D’ailleurs je ne suis nullement désolé. Je ne le suis jamais. Les choses arrivent parce qu’elles doivent arriver. Et si quelqu’un est responsable de ce qui VOUS arrive, c’est vous. Et nous ne devrions pas rester dans cet escalier…

– Ne vous mettez pas en colère, ce n’est pas mon intention d’être désagréable. J’apprécie que nous vivions en bon voisinage. Notre relation…

– Notre relation… vous êtes amusante de parler de relation entre nous… Vous savez ce qu’on pense de moi dans les parages. Vous-même, que pensez-vous ? Tenez, seriez-vous entrée chez moi l’esprit tranquille l’autre jour si je ne vous avais pas arrêtée sur le seuil ?

– Sans doute…

– Vous dégouliniez de peur… si vous voulez un conseil, apprenez à limiter vos émotions, vous dégagez trop de phéromones.

– Hé, dites donc… des phéromones…comme si… n’importe quoi ! En tout cas, sachez que je me fiche pas mal de ce que les gens pensent de vous, de moi, d’eux-mêmes. La seule chose que je sais, c’est que je me sens chez moi ici, et que votre présence, si bourrue qu’elle soit, est rassurante.

Il ne répondait pas, secouant la tête comme ces petits chiens pendulaires qu’on voit parfois sur les banquettes arrière des voitures. L’image n’était pas très flatteuse mais j’avais tellement besoin de me détendre qu’elle faillit me faire pouffer de rire. Ce dont je m’abstins difficilement.

Il tendit la main vers la lettre que je tenais.

– Je vais vous en débarrasser. Pour le cahier, c’est vous qui voyez. Vous pouvez me le rendre. Vous pouvez l’ouvrir. Vous pouvez le garder dans le tiroir. Comme vous voulez.

– … dans le tiroir ? Comment savez-vous ?

– Je conçois que tout ceci a de quoi perturber votre bon sens. Mais n’allez pas tirer des conclusions hâtives. Puisque je ne vous fais pas peur, je vous attends chez moi. Je ne vous promets pas de répondre à toutes vos interrogations mais…

Subitement, nous fûmes plongés dans le noir.  L’homme était plus près que moi de l’interrupteur. Je lui intimai d’appuyer sur le bouton.

Quelque chose se mit à vibrer autour de nous….app…appuyez sur l’interrupteur… elle te dit d’appuyer sur l’interrupteur…  haaapp… ces chuchotements me glacèrent le sang. …je vous attends chez moi… il attend chez nous… les voix se superposaient de plus en plus bruyantes, de plus en plus nombreuses. Je crois que l’homme me parlait, mais ses mots se perdaient dans la tempête déchainée par une horde délirante invisible. J’essayais… une longue marche jusqu’à l’interrupteur.. plus de marche tomber... de trouver une marche, la rambarde à laquelle je me cramponnais tremblait sous ma main… Enfin, je l’entendis, lui, par delà les voix.

– Ne bougez pas ! Je vais rallumer. J’y suis presque. Essayez de vous calmer… ne bouge pas… il s’en occupe… perdu l’interrupteur… cherche le cherche le… nous nous en occupons… qui parle se demande-t-elle ?… je me calme… tu nous calmes… oublie le calme… fait peur… l’interrupteur fait nuit, j’ai peur… il y est presque… que c’est long… je prendrais bien encore un peu de cette fragrance… ce n’est plus de la peur, c’est une poltronnerieun interrupteur pour éteindre la frayeur… je vous en prends deux… au moins… nous sommes désolés pour cette… rupture de stock.

J’essayais de rester debout. Me calmer, comment voulait-il que je me calme ? Les voix m’assaillaient, chuchotant, hurlant, chantonnant, tout à la fois. J’essayais de balancer mon bras pour atteindre le mur et reprendre mon équilibre vacillant. Mais j’étais paralysée, je me souvenais du néant de la veille.

– Dépêchez-vous, je vous en prie ! …elle nous en prie, on fait ce qu’on peut… quelque chose prie qu’on se dépêche… que feriez-vous si je vous demandais en mariage… j’accepterais bien des noces avec une épouse épouvantéeoh, je vous ai taché, mon encre coule un peu, veuillez signer pour moi.. pour nous… …voulez-vous être moi ?… jusqu’à la fin des temps, ma chère que vous êtes ravissante, mais vous fuyez un peu… restez donc avec nous… vous prendrez bien une tasse de thé, j’en fais de l’excellent… avec une larme de…

Les voix cessèrent simultanément avec le retour de la lumière. Monsieur Sant était près de l’interrupteur sur lequel son doigt était encore appuyé.

– Ça va ? me demanda-t-il.

Non, ça n’allait pas. Mes jambes flanchaient, je m’écroulais sur les marches. Mon visage était trempé de larmes, j’étais proche de la crise de nerf. Ça ne pouvait pas aller. Le souffle rauque, la voix cassée, je lui demandais :

– C’était quoi ces voix ?

– Pas grand chose. Vous devriez remonter chez vous, vous êtes très pâle. On se verra tout à l’heure.

– Le facteur m’a dit que… des fantômes ?

– N’allez pas imaginer n’importe quoi. Commencez par ne plus avoir peur du noir, ça aidera.  Et puis, vous vous habituerez. Tout est question d’habitude.

*

Après être rentrée chez moi pour me remettre la tête à l’endroit, je sortais et marchais longuement en longeant la mer. Puis je m’installais sur les galets, réfléchissant aux suites que je pourrais donner à cette histoire. Mes proches, s’ils étaient encore proches, me conseilleraient d’oublier cet endroit, tout comme ils m’avaient déjà conseillé de ne pas aller m’exiler dans la forêt. Etant d’une nature sensible et influençable, ce qui n’exclue pas une force de caractère qu’ils ont toujours voulu ignorer, ils penseraient que j’affabule et que le climat marin ne me convient pas. Et que diraient-il de mon voisin ? Ce bonhomme me plaisait pour toutes ses différences qu’il affichait avec les communs mortels. Et puis, il y avait son côté tranquille et rustre à la fois, il dégageait une évidente force intérieure. Je ne savais rien de lui, il m’en apprenait sur moi. Ce n’était pas une question de confiance, pour en arriver là il faudrait du temps, plutôt une sensation de vie, de liberté qui s’offrait à moi dans un contexte que je pouvais apprivoiser. Certes, des faits étranges me dérangeaient, ces voix que j’entendais, et puis cet autre chose indescriptible… Et ça me faisait peur, c’est vrai, mais la peur était une vieille compagne. Je la savais protectrice, une sorte de détecteur de fumée dont la principale fonction est de nous avertir contre le danger, j’en connaissais aussi le pouvoir destructeur quand elle tourne à la panique, allant jusqu’à se traduire par une fatale combustion spontanée de la lucidité. Mais là, j’avais confiance, n’avais-je pas déjà réglé leur compte à bien des démons intérieurs, dorénavant seule l’expérience m’intéressait. Et puis, si je n’étais pas courageuse, je savais que tout avait une explication plus ou moins rationnelle.

Je rentrais avant la nuit. Il était trop tard pour que je passe chez monsieur Sant. Je dinais et me couchais tôt tant j’étais épuisée. Sans surprise, mon sommeil fut interrompu par la bacchanale des tourments, des angoisses, des doutes. Ma chère mélancolie me rendait visite et me jouait son long monologue corrosif.  Je laissais ses pensées vénéneuses défiler avec une lassitude flegmatique. Elles étaient comme un gué indispensable pour passer d’un jour à l’autre. Il fallait compter une à deux heures de spectacle dont les numéros redondants finissaient par avoir raison de l’insomnie. Au réveil, les éboueurs du sommeil avaient tout nettoyé, et j’étais de nouveau prête à affronter le monde. La douche finissait de balayer les derniers confettis funestes qui trainaient encore ici ou là dans les recoins de ma conscience. Je me mettais ensuite à ma table de travail, grappillant quelques miettes de biscuits, mon projet avançait tant bien que mal. Dehors, la pluie s’était mise à tomber mais la lumière du ciel restait douce, je fermais les fenêtres, j’allumais la lampe au-dessus de la table où papiers et livres s’étalaient.

Une porte claquait quelque part. Une fenêtre mal fermée peut-être. Le battement devenait de plus en plus violent, rageur, jusqu’à ce qu’éclate un bris de verre qui me fit sursauter. Le coup de genou que je donnais dans le pied de la table déstabilisa une pile de livres qui tombèrent par terre. En me baissant pour les ramasser, mon attention fut attirée par des traces d’eau sur le sol. Je levais la tête, pensant voir une fuite au plafond, ce qui à l’évidence était improbable puisque le liquide gouttait du meuble où j’avais enfermé le cahier. J’ouvrais le tiroir et constatais les dégâts. Le cahier baignait dans un jus venu de nulle part. Je m’en emparais, l’égouttant comme je pouvais, prenant des précautions pour ne pas l’abîmer davantage. J’allais tenter de le faire sécher près d’une source de chaleur lorsqu’on frappa à la porte d’entrée. J’ouvrais et me retrouvais face à Monsieur Sant. Il était dans un état plutôt pitoyable, une main bandée, le visage fatigué, j’allais le faire entrer, mais avant que je ne commence à parler il me prit délicatement le cahier mouillé et m’intima de le suivre. Comme j’hésitais, alors qu’il montait déjà les escaliers, il insista.

– Si vous voulez des réponses, c’est le moment, suivez-moi !

Stupéfaite tout autant que poussée par la curiosité, je tirai ma porte et lui emboîtai le pas. Ce n’est que lorsqu’il poussa sa propre porte que je réalisais que j’allais entrer dans son monde. Cette fois j’y étais.

regarder autour de moi ? Je n’en ai aucun souvenir. Il y eut ce moment où je tombais. Et depuis je suis toujours en train de tomber. Il fait nuit, je ne ressens aucune peur, aucune sensation si ce n’est que j’ai conscience d’avoir perdu des parties de moi. Je m’effiloche, je fonds, je m’écoule. Je me mêle à des mots que je ne connais pas. A nous tous nous formons une farandole. J’ai oublié à quoi je ressemblais avant…

Le reste était illisible, l’encre encore humide s’était étalée sur le papier. Je tournai quelques pages du cahier, des traces de mots s’y dispersaient. Je le rendais à l’homme. Il me regardait. Attendait-il une réaction ? Je bafouillai.

– Je suis désolée, j’ignore d’où vient cette eau…

– Vous aussi vous faites dans la déculpabilisation à deux sous. Soyez tranquille, vous n’y êtes pour rien.

Ne sachant pas trop quoi dire, je lui demandais s’il était l’auteur des mots que je venais de lire.

– Non. J’ai trouvé ces cahiers quand je me suis installé il y a une dizaine d’années. Il y en a plus d’une centaine rangés sur ces étagères. Certains ont été écrits à plusieurs mains si j’en crois les différentes calligraphies, ou bien leur auteur avait plusieurs personnalités, ce qui est plus plausible. S’il s’agit d’un journal, il n’est pas daté. Cessez de faire cette tête malheureuse, je sais que vous n’avez rien renversé dessus. Ça va vous paraître incroyable mais c’est l’encre qui humidifie le papier. Vous avez entendu les voix, et bien, elles proviennent des cahiers, chaque fois qu’elles parlent, un cahier perd des mots, comme si l’encre se décomposait pour laisser le spectre des mots s’échapper. Rien qu’une réaction chimique en somme.

Une réaction chimique…. dans sa tête, oui. Ça devait sentir le barbecue là-dedans. On courait au court-circuit assuré. Je choisissais de faire diversion pour colmater ce qui pouvait encore l’être. D’un air détaché je regardais les étagères où la plupart des cahiers étaient emprisonnés dans des toiles d’araignées. Certaines de ces bestioles paraissaient dormir depuis des siècles tant elles étaient immobiles. D’autres se déplaçaient sur la toile nonchalamment à la recherche de quelques proies.  Il dut voir mon réflexe de répulsion.

– Ne prenez pas cet air dégouté. Ces cahiers ont la bougeotte, ils cherchent à s’ouvrir, à se répandre, ceux qui sont derrière les toiles d’araignées, au moins, restent à leur place.

Je lui demandais pourquoi il ne s’en débarrassait pas. Toute cette place qu’ils occupaient dans un si petit logement. Il m’invita à m’asseoir.

– Je vais vous raconter. Quand je suis arrivé, tous les appartements étaient habités. Mon propriétaire n’a jamais mis les pieds ici, il avait hérité d’une tante, je crois. Elle-même avait loué l’appartement à un homme qu’on disait peu communicatif, solitaire, asocial, un peu fou… banalement ce qu’on dit de ceux qui vivent en marge de la société. Lorsque cet homme est mort, l’appartement est resté longtemps inoccupé. Et puis je suis arrivé. J’ai découvert tout un fatras de bric et de broc que j’ai jeté, sans toutefois toucher à ces étagères chargées de cahiers. J’aimais penser qu’un trésor s’y cachait. Quand je fus installé, j’en ai ouvert quelques uns, ils étaient invariablement écrits à l’encre bleue, et remplis de signes, de mots, de phrases, difficiles à déchiffrer. Quand je dis remplis, l’écriture envahissait toute la surface de toutes les pages. C’est à partir de ce moment que des bizarreries se sont produites. Les voisins disaient qu’ils entendaient des voix. C’était très timide au début, puis je me suis rendu à l’évidence que je les entendais aussi. Comme ce phénomène avait lieu depuis mon arrivée, j’en étais obligatoirement responsable. Les cancans allaient bon train à mon sujet. Ça m’amusait plus que ça me gênait, et puis, ils avaient raison, j’étais responsable de ce qui se passait. Je me suis finalement aperçu que le phénomène faisait suite à l’effacement des mots des cahiers que je retrouvais dans un état similaire à celui-ci. Cahier mouillé, mots envolés. Un peu comme des vases communicants, si les mots n’étaient plus chez moi, c’est qu’ils étaient autre part. Au fait, vous voulez peut-être un verre d’eau, je ne vous ai rien proposé.

J’acceptais volontiers son verre d’eau. Il but lui aussi et repris son histoire.

– Donc, l’atmosphère de l’immeuble devenait de plus en plus tendue. Passé l’amusement du début, je me gardais de toucher les cahiers, mais je me rendis à l’évidence que j’avais lancé un processus que je ne pouvais pas arrêter. Si l’innocence existe, croyez bien qu’elle ne nous concerne pas, Héloïse. Les voisins n’ont souffert d’aucune blessure physique, par contre, je n’en dirais pas autant de leur état psychique. Chacun agressant l’autre de sa nervosité, ils s’étripaient à coups de mots, ce qui semblait exciter le phénomène. Je décidais de jeter ces fatras de papier. J’en mettais deux ou trois à la poubelle, ceux que j’avais sortis des étagères, et là, ce fut le drame. Deux étages se sont effondrés dans les jours qui ont suivi, comme si une partie de leur ossature eut été rongée sans raison apparente. Heureusement, entre temps, les habitants avaient plus ou moins déserté l’immeuble, sauf moi, Guillaume. Je me sens tellement à ma place ici, que j’espère ne jamais en partir. J’ai appris à composer avec cette « singularité ». Voilà…

– C’est tout ? Ce genre de faits n’existent que dans la littérature fantastique.

– Vous ne croyez pas que parfois il nous faut dépasser nos convictions sur ce qui existe ou pas ? A force de réflexion, je me suis donné une explication qui n’a rien de scientifique mais qui me convient. Pouvez-vous imaginer une force contenue dans l’écriture ? A voir votre expression, ça commence mal. Vous croyez à l’énergie, n’est-ce pas, Héloïse ? Vous êtes d’accord qu’elle ne se perd pas. L’auteur de ces cahiers était une personne particulière, non pas un être venu d’ailleurs, mais quelqu’un de différent… Ça existe, vous savez ?

– Partant de là, on peut avancer n’importe quoi, mais ça n’explique rien. Tel que vous me l’avez décrit, cet homme avait le profil pour être un artiste d’art brut, son oeuvre c’était ses écrits. Mais de là à leur donner force et vie…

– On ne peut pas imaginer que quelqu’un puisse donner force et vie à son oeuvre ?

– Pas comme vous l’entendez ici, il faut rester crédible.

– Et si je vous disais, êtes-vous certaine d’avoir vu ou entendu ce que vous croyez avoir vu ou entendu ? Et mes anciens voisins, peut-être s’agissait-il d’un psychose collective ?

– Je ne suis pas…

– Allons, vous êtes comme tout le monde, influençable et même hautement influençable en ce qui vous concerne.

Mon cher voisin essayait de me déstabiliser, mais tout influençable que je suis, comme les chats, je retombe toujours sur mes pied. Il reprit.

– Croyez-vous ?

– Que quoi ?

Lisait-il dans mes pensées, maintenant ?

– Croyez-vous que des pensées puissent faire assez de bruit pour vous effrayer.

– Ah ça oui, les miennes, quand elles s’y mettent… Enfn plus maintenant… Quoique de temps en temps…

– Que voilà une belle preuve d’instabilité ! Je vous taquine. Pourriez-vous vous mettre la tête à l’envers et voir les choses différemment ? Un mot, c’est bruyant. Une batterie entière de mots, si vous avez l’oreille fine, vous les entendrez rien qu’en les lisant. Ne me dites pas que ça ne vous est jamais arrivé ?

– D’accord, d’accord. Venez-en au fait. Disons que je n’ai plus rien à rétorquer et que j’attends la grande révélation. Les mots font l’homme et l’homme fait le monde à son image. Ensuite l’homme libère les mots, où ils se libèrent eux-même, et l’image n’existe plus, et les mots la recrée, à l’infini. Et dans cet immeuble, c’est l’endroit où ça se passe.

– Vous avancez.

– Vous plaisantez !

– Jamais.

– Bon, un peu de concret maintenant. Si les voix prennent la place des mots qui s’effacent des cahiers, un jour il n’y aura plus rien dans les cahiers et plus de voix dans l’escalier. Pourquoi ne pas les ouvrir tous ? Une sorte de désinfection. En quelques jours tout est nettoyé.

– Les mots ne se perdent pas, ils s’écrivent autre part, se recomposent dans l’espace. Ils réécrivent sans cesse notre histoire.

– Quelle histoire ?

– Ce que nous vivons n’existent que dans notre mémoire, vous êtes d’accord. Pour être plus simple, regardez cette lettre, celle que vous m’avez remise hier. Je n’en voulais pas parce qu’elle n’est pas pour moi. Du moins, elle n’est plus pour moi si jamais elle l’a été. Et c’est ainsi que tout évènement qui se déroule entre ces murs n’est jamais écrit définitivement.

Il me tendit la lettre recommandée, je la pris et vérifiai le destinataire. Elle était à mon nom. Je regardais Guillaume  d’un air soupçonneux. Dans quel délire essayait-il de m’embarquer ? Et si j’entrais dans son jeu, comment se terminerait la partie ? Je commençais à lever mon bouclier.

– Nulle part rien ne s’écrit définitivement. Mais bon. Tout à l’heure, vous avez dit que l’innocence ne nous concernait pas. Je conçois bien que par nos actes notre innocence s’amenuise. Mais ici, de quoi ne suis-je pas innocente ?

Il ne répondit pas immédiatement, comme s’il cherchait ses mots.

– Je ne vais pas y aller par quatre chemins. Que faites-vous ici, Héloïse ? Dans un immeuble qui est menacé de destruction un jour ou l’autre. Qui vous a permis d’emménager dans ces conditions ? Comment vous dire ? Voyez-vous, j’ai des doutes sur votre réalité. Vous êtes apparue un jour…

J’étais partagée entre l’envie d’éclater de rire et la nécessité de m’enfuir. Mais comme il faut toujours que j’en rajoute, je contre-attaquais.

– Comment peut-on demander à quelqu’un s’il est réel ? Enfin, soyez logique. Voyons, c’est une aberration… Et puis, une illusion aurait-elle peur ?

– La peur est une illusion.

– Et pour les phéromones ? Je serais la reine des illusionnistes et vous le roi des menteurs. Pour moi, ce qui importe, c’est que je suis réelle parce que j’y crois, et ça me suffit. Et Je ne suis pas apparue comme vous dites, j’ai quitté ma vieille maison qui devenait trop chère pour moi et j’ai emménagé ici, par relation. Ce n’est pas la seule masure en mauvais état du quartier. Fichtre, votre histoire est amusante, ou effrayante, cousue de  fil blanc, mais si quelqu’un est une illusion ici, ce ne peut être que vous. Je suis en train de rêver, je vous ai inventé, comme j’ai inventé les voix et je vais me réveiller. Et vous n’existerez plus… et blablabla. Ce serait d’une tristesse… La vérité, c’est que vous avez le cerveau qui surchauffe à force de rester seul. Si ces cahiers ne font pas d’autre mal que d’exciter notre peur, ouvrons-les, sortons dans l’escalier et attendons les voix de pieds fermes. Moi aussi, je sais crier, je sais déblatérer n’importe quelle stupidité.

– C’est vous qui me faites rire, maintenant. Vous sursautez dès que vous êtes plongée dans le noir et vous êtes partante pour la totale. Je ne vous ferai pas ce coup-là. Souvenez-vous qu’il n’y a pas que les voix. C’est dommage que vous ne me croyez pas.

– Je veux bien croire à tout, à partir du moment où on ne met pas en doute mon corps et mon esprit. Croyez-moi, vous, je suis loin d’être un rêve, une illusion ou une chimère. Si nous sommes comme vous dites, vous autant que moi, nous autant que les autres, des êtres de paroles, car c’est bien ce qui ressort de notre conversation, ça ne va pas nous empêcher de vivre ou de croire que nous vivons, ce qui revient au même. Et si tout est possible, la seule chose que nous ayons à faire, c’est prendre soin l’un de l’autre, à commencer par soigner votre blessure, prendre soin de vos petits cahiers, car sans nous ils ne sont rien que de la poussière en puissance. Sans oublier de boire à la santé du mort. Vous vous rendez compte que vous pissez le sang ? ce n’est pas à l’encre bleue que votre futur va s’écrire. Venez, à votre tour de me suivre, j’ai tout ce qu’il faut chez moi pour vous faire un vrai bandage.

Guillaume était-il le véritable auteur des cahiers ? Je ne sais pas. Etait-il l’auteur des voix ? Je ne sais pas. Avais-je inventé le néant ? C’est possible. Nous avons longuement discuté les jours, les semaines, les mois qui ont suivi. Nous échafaudons des théories, nous les notons, sans jamais y revenir. Parfois nous avons l’impression que quelque chose nous aide à avancer. Notre vie à deux ne tiendrait peut-être qu’à cette recherche de l’inconnu. Cette vie nous convient et nous n’oserions changer quoi que ce soit qui mettrait en danger l’harmonie qui s’est instaurée entre ces murs. Nous dérivons en fuyant les terres habitées que nous fréquentons uniquement pour nous ravitailler. Les goélands, les araignées que je garde toujours à distance, et un chat dont il manque une oreille sont nos compagnons de voyage. Les mots sont des enfants capricieux, Ils continuent à me faire des peurs bleues, du moins, c’est ce que je leur fais croire. Avec le temps, je me suis habituée, c’est du moins ce que je fais croire à Guillaume, parce que parfois, je me laisse encore surprendre et ça gigote fort en moi, tellement qu’une fois j’ai failli tomber dans la grande obscurité. Parfois nous redescendons sur terre et nous nous aimons comme le font les humains que nous n’avons jamais cessé d’être. Nous faisons alors des projets dont les cahiers sont absents. Silencieusement, avec nos yeux, avec nos mains, avec nos corps. Dans ces moments-là, je sens en Guillaume rayonner une lueur d’éternité. Je sais qu’il lit en moi quelque chose de plus fantastique que tout ce que les mots réunis pourrons jamais lui offrir. Il va de soi que l’éternité ne dure qu’un instant. Il va de soi qu’un jour, les étais des étages du dessous lâcheront et que notre radeau larguera les amarres pour la grande aventure.

Evelyne Pastor (‘vy) – juillet 2015