Le métro, du côté de minuit. La rame vient de s’immobiliser à quelques mètres de la dernière station. La fin de journée semble peser lourdement sur l’homme qui écrit, courbé sur un cahier sans forme, abîmé par les intempéries de la vie. Il s’applique en prenant appui sur une pile de journaux posés sur ses genoux.

Quelque rangées de sièges derrière lui, deux femmes très élégantes, trop sans doute pour le lieu et l’heure. Deux femmes à l’air absent, les traits un peu tirés. Leurs regards s’attardent sur l’enfant qui use son énergie à se pendre aux barres métalliques.

Plus loin, vers le bout du wagon, un homme, parait-il assez jeune, est penché sur un livre, immobile. Un peu comme les femmes, un peu comme cette rame en petite coupure du monde.

C’est un moment de grand calme, un moment perdu suspendu au bout d’un temps lui-même égaré. Un cocon de tranquillité imposée mais dans laquelle chacun s’abandonne un peu, une sorte de grâce. S’il n’y avait soudain la plongée dans l’obscurité, la nuit noire qui ramène brusquement à la réalité. Un petit cri, ici, un étonnement, là, un rire de gosse plus loin. Et le bruit du crayon en suspend sur le papier. La sensation de vide envahit l’espace mais n’a guère le temps de se répandre trop profondément que la lumière est déjà revenue. Le jeune homme n’a pas bougé, une femme reprend sa respiration dans un soupir sonore, l’écrivain grattouille de nouveau son papier, la gamin a changé de place, il est maintenant assis devant les femmes.

– C’est bien notre chance! Je déteste ces arrêts, grognonne l’une d’elle.

Elle évite de regarder l’enfant, dehors à cette heure, sans doute un de ces jeunes vagabonds sans foi ni loi. Ses yeux dérivent vers ses mains trop bien baguées, sa voix aigüe se porte vers sa voisine.

– Vous avez été formidable ce soir… Mais nous aurions dû accepter de nous faire raccompagner. Ce n’est pas une bonne idée de prendre le métro à cette heure-ci.

Dans la vitre elle croise le reflet de l’enfant qui les observe. Le morveux les fixe insolemment. Elle a du mal à avaler sa salive qui menace de déborder de sa cavité buccale. Elle n’aime pas du tout le tour que prend ce trajet, elle se sent mal à l’aise. Pourquoi l’autre ne répond-elle pas ? S’est-elle endormie ? Ces artistes ne vivent jamais dans la réalité.

– Je demanderai à l’habilleuse de faire quelques points sur votre robe de scène.

Elle regarde sa montre, minuit et trois minutes. Elle s’apprête à fouiller dans son sac, l’entrouvre mais se ravise, en lançant un regard de côté au petit voyou qui ne les quitte pas des yeux.

– Marguerite, vous devriez…

– Ça ne sert à rien de lui parler.

Elle reste interloquée. Il s’est adressé à elle. Elle regarde autour d’elle. L’enfant se lève. Il se penche lentement vers son visage. Elle s’agrippe à son sac pour ne pas s’effondrer. Elle sent le souffle du gamin qui la touche, sa proximité qui l’étouffe.

– Cent balles qu’elle est pas prête de te répondre.

Il s’éloigne, l’abandonnant ancrée à sa bouée de sauvetage, à moitié noyée dans une suée déferlante. Doucement, elle reprend une timide respiration.

– Marg…

– Han han..

Il est là derrière elle. Il s’appuie pesamment sur le dossier. Elle bondit de son siège, et retombe sur la banquette opposée.

– Ne la touche pas, ordonne-t-elle.

Marguerite ne devrait pas être dans ce lieu dégoûtant, hanté par un monde trop fantasmatique. Ce n’est pas la place d’une diva de l’interprétation lyrique. Elle est un être fragile et cristallin. Qu’est-ce que ce sale moutard peut bien y comprendre… Elles ne devraient pas être là.

– Elle est partie ton amie.

L’enfant a prononcé ces mots d’une voix claire et sereine.

Elle, ne perçoit que la montée de l’angoisse qui s’insinue en elle. Elle regarde l’enfant puis son amie à tour de rôle, à quel moment ces deux grands yeux que le fard a fixés se sont-ils perdus au-delà du présent ? Elle regarde, comprend que le temps les a laissés en rade dans un port dont on ne revient pas. Elle sait maintenant, mais s’accroche à l’instant où le trouble de l’évidence est encore hésitant. Elle déglutit.

– Elle est partie ?

Elle juge plus raisonnable de partir à la rencontre du garçonnet, de se tendre vers lui.

– Comme maman… Elle est comme…

La lumière s’éteint tout aussi subitement que la première fois pour se rallumer presque aussitôt.

– Elle est morte ta copine, lui dit crûment l’enfant. T’es même pas fichue de le remarquer.

Morte ! A cette heure-ci ! En cet endroit. Rien ne lui sera donc épargné ? Elle la regarde, sa ressemblance avec un pantin inanimé est terriblement ironique. Quel mauvais plan on lui joue là ! Il lui faut de l’aide, tirer sur le signal d’alarme peut-être, mais le train est immobilisé, ça ne servirait à rien.

– Monsieur !

– Monsieur, s’il vous plaît!

Lui, il a bien entendu, mais il laisse courir son crayon sur le papier. Il ne doit pas arrêter. Il pourrait même écrire qu’il a à peine marqué un temps d’arrêt au deuxième appel. Il continuerait : pourquoi lever la tête ? Il y a bien longtemps qu’on ne l’appelle plus à l’aide.

– Elle a besoin d’aide, la dame.

Le gamin se tient devant lui, campé sur ses deux jambes sûrement fluettes sous le pantalon de toile usée. L’homme le regarde. Il ne se revoit pas au même âge. Jamais sa mère n’aurait accepté de voir son fils dans cet état.

– Laisse-moi, je suis occupé.

– Tu écris.

– Oui, j’écris. Tu vois bien que j’écris.

– Pourquoi ?

– J’en ai besoin… Pour me sentir moins seul.

– T’es pas seul.

– … Va jouer ailleurs.

– Je suis là.

L’homme lui lance un regard désespéré. Il écrit.

– Laisse-moi. J’ai besoin de voir d’autres visages.

Il écrit.

– Et tu en vois en écrivant ?

– Je les imagine.

– Ça te sert à quoi ?

– A me faire une liberté. Je m’évade si tu préfères. J’imagine des mondes.

– Je suis un monde moi aussi.

L’homme relève les yeux, interloqué. Une petite frimousse surmontée d’une chevelure folle, sûrement pleine d’habitants, attend, une lueur d’espoir au fond du coeur.

– Ça ne m’intéresse pas.

– Je m’en doutais.

– Tu n’es pas un personnage, tu comprends ? Je ne peux pas…

La frêle silhouette n’insiste pas et se retire pour tambouriner sur les barres métalliques.

La femme s’est éloignée insensiblement. Elle traverse lentement la longueur du wagon. Elle se rapproche du jeune homme toujours replié sur sa lecture.

– Monsieur!

Elle s’assoie face à lui. Troublé par l’ombre qui s’abat sur son livre, l’homme lève la tête. La femme gesticule devant lui comme une folle. Il répond à ces mouvements anarchistes par d’autres gestes plus ordonnés. La femme est consternée. L’autre finit par ajuster son langage au sien en désignant négativement ses oreilles.

– Excusez-moi !

Elle prend soudain conscience que la situation n’a pas d’issue, peu importe que cet homme l’entende ou pas, que l’autre s’arrête d’écrire ou pas, que pourraient-ils faire ? Lui tenir la main ? Il y a bien longtemps que personne ne la lui tient plus. Elle se pose dans un coin neutre, sans vie ni mort. Le temps finira par avoir raison de cette intermittence. Elle se replie contre elle-même. Le temps vient à bout de tout.

La voiture pourrait atteindre le paroxysme du silence s’il n’y avait ce grignotage des mots sur le papier. Ils mangent l’espace, le digère, le transforme dans une course contre la montre.

L’enfant est venu s’avachir sur le banquette en face de la femme qui fait mine d’être vivante avec ses yeux ouverts sur le monde fini.

– VEUILLEZ NOUS EXCUSER DE CETTE INTERRUPTION … NOUS POUVONS A PRÉSENT REPARTIR. MERCI DE VOTRE PATIENCE.

Les derniers mots se confondent avec la remise en marche des moteurs suivi par l’ébranlement de la rame. Le destin reprend les vies en mains. Quelques secondes plus tard, le bout de la ligne se pose en point final.

– TERMINUS. TOUT LE MONDE DESCEND. TOUT FINIT PAR ARRIVER. BONNE NUIT !

L’homme relève la tête devant l’enfant qui l’interpelle doucement.

– Il faut y aller papa.

La silhouette alourdie par le poids des journaux invendus peut-être, des heures aussi, de sa vie sûrement, il se remet en selle sur le temps de la réalité, il range cahier et crayon dans sa poche et suit son fils, jetant un regard presque nostalgique sur la voiture déserte.

E.P. texte écrit en 1999 – élagué en 2016

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Le métro est un lieu où l’imagination trouve facilement de quoi se nourrir. Je ne saurais trop vous conseiller la lecture d’articles que j’ai eu plaisir à lire sur ce sujet : ‘Si près sous terre’, sur le blog de la ‘revue des moments perdus‘, et quelques écrits du métro sur le blog ‘poèmes parfois‘ (poèmes et autres textes)