Suite de la première partie

*

– C’est pas un temps à mettre le nez dehors.

Il me regardait comme s’il voulait matérialiser la banquise sur mes paroles. Je déviais le courant froid en ajoutant quelques fétus de banalités sur les braises mort-nées de notre rencontre.

– Je voulais sortir acheter du papier… enfin, voilà, il pleut… beaucoup. Le mieux c’est de remonter.

Son regard non moins perçant se fripa comme s’il ne comprenait pas ce que je lui disais. J’allais envisager de poursuivre par quelques gestes significatifs pour lui signifier de me laisser passer, lorsque je vis ses lèvres se détendre.

– J’ai des cahiers chez moi. Ils sont comme neufs, si vous voulez m’en débarrasser, je vous en donne un.

Mon caractère crédule et spontané veut que je m’enthousiasme facilement et le fait qu’il m’adresse la parole me remplit d’une joie sincère.  J’acquiesçais sans réfléchir à sa proposition. Ce que je regrettais dans la foulée, mon transport euphorique recevant une grande claque de la part de ma parano compulsive. Chez lui ! Je ne voulais pas aller chez lui. Nous remontions déjà les marches à son rythme, mes pensées en alarme tourbillonnant autour de nous comme des mouches excitées dans un bocal fermé. Une peur irrationnelle gigotait dans mon abdomen et commençait à suinter à travers ma peau. Troisième étage, nous étions devant chez moi. Une raison, n’importe quelle raison aurait fait l’affaire pour ne pas aller plus haut et me réfugier dans mon terrier, mais seul résonnait mon coeur dans ma poitrine oppressée. L’escalade continuait, une marche, deux marches… je n’étais jamais montée si haut, même lorsque je le croyais absent, craignant que quelques pièges se referment sur ma curiosité. Nous y étions. Il mis sa clé dans la serrure, ouvrit la porte, se retourna vers moi, et grogna :

– Attendez-moi.

Je lui répondais d’un signe de tête qui se voulait détaché. Je reprenais mon souffle et un peu de contenance, soulagée qu’il ne me demande pas d’entrer. J’essayais toutefois de jeter un oeil dans l’appartement dont il avait repoussé la porte derrière lui, mais je ne percevais rien dans le filet de lumière qui barrait l’entrée. Il revint bientôt les épaules et les cheveux poussiéreux, un petit cahier sale à la main. Cela lui donnait un air de chat miteux qui m’amusa, lui toujours si invariablement correct dans son aspect physique. Où donc était-il allé fouiller ? Son logement sous les toits était plus petit que le mien, difficile d’y caser des coins à poussière. Il ne parla pas en me tendant le cahier mais il y mis une attention pleine de tendresse tout en essuyant la couverture du dos de la main. Je pris l’objet qui me parut un peu lourd pour un simple cahier d’une centaine de pages. S’il vit mon étonnement, il n’en tint pas compte. Il ajouta sans explication :

– La seule chose que je vous demande, c’est de ne pas l’ouvrir avant.

– Avant quoi ? lui demandai-je ?

Pour toute réponse, il mis du malheur dans son regard. Puis il se retourna, rentra chez lui, ferma la porte.

Je redescendais chez moi, le cahier tenu entre le pouce et l’index. Je le posais sur la table basse et m’asseyais en face sur le fauteuil. Les évènements qui venaient de se passer ricochaient dans mon crâne sans trouver de points d’attache pour se calmer. Il ne faisait pas de doute que les questions sans réponse nourriraient ma soirée, son injonction à ne pas ouvrir le cahier m’étonnait mais ne me déplaisait pas. Dans le fond, j’étais libre de l’ouvrir, mais j’appréciais le mystère qui entourait cette attente. Pour l’instant j’avais un seul désir, le toucher, le soupeser, malgré son contact un peu poisseux. Je le retournais, quelque chose parut rouler à l’intérieur, c’était un ressenti très subtil, à peine perceptible. Je le tenais par la tranche et le secouais légèrement. Rien ne tombait. Quelle histoire ! Le regard de l’homme palpitait encore dans mon souvenir. Etait-ce vraiment du malheur qui s’était inscrit sur son visage ? Etait-ce de la tendresse qui se dissimulait dans son geste quand il me tendait le cahier ? Mes impressions hâtives étaient souvent mises à mal au fil du temps. Il n’en resterait bientôt que le vestige d’une pensée.

Les jours passaient, j’avais rangé le cahier dans un tiroir vide et j’étais retournée à mes occupations. Le soleil jouait à faire le printemps et j’observais fréquemment les toits où les bébés goélands quémandaient à force de petits cris aiguës leur pitance à leurs parents très investis dans leur tâche. Malgré le charivari qui en résultait, je m’attelais sérieusement à mon projet. Je n’avais pas revu mon voisin, je savais qu’il était là, au-dessus de moi, et ça me rassurait de ne pas être seule dans notre îlot. Par delà la surface ondulante du plafond, j’essayais de l’imaginer chez lui. Que faisait-il de ses journées ? Est-ce qu’il entendait mes déplacements ? Je n’avais aucune idée de la dispersion des bruits d’un appartement à l’autre, mais ces vieilles bâtisses ne devaient pas être très insonorisées. En début de soirée, j’entendis frapper à ma porte. Je m’étonnais de n’avoir perçu aucun pas dans l’escalier. L’interphone n’avait pas sonné, ce ne pouvait être que lui, il venait s’enquérir du cahier, me permettre de l’ouvrir, ou autre chose. J’ouvrais largement la porte et…

… ne vis personne. Non seulement personne, mais rien. Plus rien, devrais-je dire. Devant moi, je ne distinguais plus qu’une obscurité si profonde que je m’y sentais happée comme on peut l’être au bord d’un précipice. Je m’agrippais fort au chambranle de la porte et tentais de trouver l’interrupteur, mais aucun bouton ne se présentait sous ma main. La panique et sa succession de pensées incohérentes m’envahirent aussitôt. J’étais en équilibre précaire devant un gouffre invisible et impossible. Je tendais l’oreille, il y avait un léger chuintement. Et puis cette odeur, ou plutôt une effluve très ténue et désagréable que je ne n’arrivais pas à définir. Je rentrai chez moi, refermai la porte. Je frissonnais et sentais au fond de ma gorge un arrière-goût saumâtre. Je restais immobile à écouter, humer, évitant d’avaler ma salive amère. Ces ténèbres étaient si denses, alors que même sans éclairage l’escalier était toujours plus ou moins visible, ne serait-ce qu’à la lueur de mon appartement. Ce que j’avais perçu ressemblait à l’absence de toute matière, un vide inexprimable. Que mes yeux n’aient rien vu, je l’admettais, mais que ma main n’ait rien touché, pas même le mur… Je me sentais engorgée d’incertitude. Je frictionnais vigoureusement mon corps engourdi jusqu’à ce que me revienne une sensation de normalité. Dans ces cas-là, on se dit que l’imagination nous a fait péter un câble. Et pour éviter toute convulsion du système voué aux délires hystériques, l’urgence est de réparer dans la seconde. Je pris une large respiration, et dans un geste pulsionnel, j’ouvrais violemment la porte en m’écartant. Il n’y avait que l’ombre de l’escalier dont les marches s’enfonçaient dans une nuit naturelle. Cependant, j’entendais toujours le chuintement. Il venait de l’étage du dessus. Je me penchai un peu mais de l’endroit où j’étais je ne pouvais rien voir. Je montais quelques marches.

– … srrr schrr,… laisse-nous revenir… partir… tu sais à quoi tu l’exposes…chchchs… ouvres-en un autre et n’oublie pas de m’écrire… srrrch… Ne me force pas à retourner chez elle, je la tuerai… schrr…

Et puis le silence, ce silence que je reconnaissais pour l’avoir éprouvé après les vociférations quelques jours auparavant. Le relâchement d’une tension. Pas même une respiration. Si quelqu’un était là-haut devant la porte, il ne dégageait aucun souffle de vie, aucune odeur, aucun signe de présence. Je me réfugiais chez moi, refermais la porte et ouvrais le tiroir où j’avais enfermé le cahier. Je le pris avec précaution afin d’éviter de trop le toucher tant était désagréable le contact de sa peau avec la mienne. Je savais que je pouvais l’ouvrir à présent, c’était comme une évidence, presque une exigence qui m’intimait de regarder à l’intérieur. Toutefois, je n’en faisais rien, j’avais l’impression que si je l’ouvrais, j’entrais dans un jeu dont je devenais un pion qui ne maitriserait plus ses déplacements. Le mieux, pensai-je, c’était de refermer toute cette histoire et si possible de l’oublier.

[vers l’îlot 3]

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